Une petite histoire vraie de face B. On est en 1972.

Sauvé par la face B.
(Le narrateur revient d'un voyage de trois jours)Je dois m’occuper de ma meule. Elle doit rouler tous les jours pour continuer à fonctionner. En temps normal, c’est facile, je m’en sers quotidiennement, mais après trois jours d’inactivité, elle peut très bien refuser de démarrer. Et si elle démarre, il faut la faire rouler quelques minutes pour être certain de pouvoir compter dessus le lendemain. Je vais donc aller faire un tour sans but précis que de rouler assez pour entretenir ma machine. Je n’ai personne à voir alors je vais aller faire un tour dans un coin de la ville que je n’ai pas visité depuis longtemps. Pourquoi pas la rue Boulanger ? Ca fait bien un an que je l’évite car la dernière fois, j’y ai reçu des cailloux. Dans cette rue sévit une bande que dans notre grande originalité nous avons appelée « la bande de la rue Boulanger ». Je suis quand même curieux, ils ne peuvent pas être dans leur rue vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour lancer des pierres aux autres jeunes qui passent ?
Ils sont tous là ! adossés au mur de la cité principale, assis sur le bord du trottoir ou bien sur leurs meules. Et ils me regardent passer sans broncher… Tout a donc changé. Ils n’interdisent plus le passage. Pourquoi aller dans cette rue, au fait ? Elle est longue et toute droite, on peut atteindre la vitesse maximale de la mobylette qu’on conduit sans avoir à tourner, c’est la rue idéale pour un essai ; sans cailloux, bien entendu. Les voyous ne lancent plus de cailloux, mais celui que mes potes et moi identifions comme étant le chef démarre à la savate et, je le vois dans mon rétro, tente de me rattraper. Je pourrais le semer, mais il se trouve que je le connaissais bien à une époque, celle du catéchisme. On se faisait punir exprès ensemble avec d’autres. Le caté n’était pas mixte et quand on était punis, on restait debout devant l’entrée à la fin de la séance. On pouvait voir toutes les filles entrer, leur séance démarrait après la nôtre. Une des phrases de Didier, c’est le nom du « chef », m’est restée dans la tête et continue de m’amuser chaque fois que je me la rappelle : « Si tu m’dis c’est qui ta poule, j’te dis c’est qui la mienne. » Je lui disais à chaque fois un nom, on la regardait passer en rêvant et il se moquait de moi en disant que lui, un vrai garçon digne de ce nom, n’aurait jamais de poule. Il voulait quand même les voir toutes passer !
Je vois bien qu’il me veut quelque chose. Peut-être se souvenir avec moi du bon vieux temps ou bien chanter quelques cantiques, il aimait vraiment ça, autant que moi, on en avait discuté. Je préférais « tu es seigneur le lot de mon cœur », la version française de « Nobody knows », ou bien « Tout au long de ma vie » pour son accompagnement à la batterie et lui « souffle du dieu vivant » et « chez nous soyez reine ». Ni l’un ni l’autre étions croyants, mais on aimait chanter. Et regarder les filles !
Je stoppe et me retourne. Je suis épaté car d’emblée, il me félicite :
- Elle roule bien ta meule ! J’aurais fini par te rattraper, mais pas tout de suite.
- C’est pas dit, j’étais pas à fond !
- On fera une course, un jour, on verra…
- Tu voulais voir si tu pouvais me courser ?
- Non, ça fait longtemps qu’on s’est pas causé, depuis le caté, en fait !
- C’est vrai, mais la dernière fois que je suis passé dans ta rue, j’ai pris des cailloux.
- Ouais, c’était une erreur, je leur ai dit de plus te viser.
- Ah bon ? Vous continuez de canarder ceux qui passent ?
- On essaye, faut pas trop que les mecs croient qu’ils peuvent passer comme ça, sans emmerdes, mais on n’est plus tous là quand il faut, il y en a qui bossent, tout ça…
- Et les flics, ils disent rien ?
- Eux, on les canarde pas ! On fait semblant de rien quand ils passent. On m’a dit que tu faisais de la musique ?
- Ouais, pas encore comme je voudrais. Je veux être bassiste et j’ai pas de basse.
- Ouais, c’est con. Mais j’ai une copine qui t’a vu passer des disques dans une boum. Elle m’a dit que tu en faisais plein et que tu te démerdais, que t’avais les bons disques, tout ça…
- Ah bon. C’est sympa de sa part. J’aime bien faire ça, mais j’ai pas de matériel comme celui des boites, j’ai qu’un électrophone, il m’en faudrait un deuxième, pour bien faire, et des lumières, des psychédéliques, des trucs comme ça.
- Tu pourrais venir faire le disque jockey dimanche, pour ma boum, chez moi ?
- Tu fais une boum un dimanche ? C’est rare que les parents soient d’accord ce jour-là.
- Ils partent samedi et dimanche et j’ai le droit de faire la boum pour l’anniversaire de ma nana l’après-midi. J’aurais voulu le soir, mais ils disent qu’il ne faut pas faire chier les voisins avec le bruit et on peut compter sur les voisins pour cafter.
- Mais alors, t’as une poule !
Il comprend l’allusion et il rit.
- Ouais, mais lui dis pas ça, si je l’appelle « poule », elle me colle deux tartes et je peux l’oublier pour au moins une semaine !
- Au contraire, ça lui fera plaisir de savoir que tu as trahi ton serment de ne jamais avoir de poule !
- Ah ouais ! J’y avais pas pensé. En tous cas, faut pas dire poule, ça c’est sûr. Alors, tu veux bien venir faire ton truc ? Je peux pas te payer, j’ai pas de ronds, j’ai tout dépensé pour lui faire un cadeau, mais tu pourras boire et manger tout ce que tu veux.
- C’est quoi, ton cadeau ?
Il hésite, je crois même qu’il rougit, je suis scié.
- C’est, euh… Une bague…
- Ah ouais ! Alors, elle a raison, c’est pas une poule !
- Alors, tu peux venir ? Et toi, t’en as une… poule ? Tu peux l’amener, si tu veux.
- Ouais, j’en ai une, mais elle pourra pas sortir, ses vieux la cloitrent, enfin c’est compliqué.
- Avec les filles c’est presque toujours compliqué…
- Ouais, je viens faire le disque jockey. C’est à quelle heure ?
- On commence à deux heures et on finit à sept maximum. Après, faut ranger avant que mes vieux reviennent.
- Je viens à une heure pour organiser la musique avant que les autres arrivent.
- C’est cool ! Je t’écris l’adresse.
- T’habites plus dans la cité ?
- Non, mes parents ont acheté un pavillon il y a six mois, c’est pas loin.
- Tu m’as chopé par hasard, non ? Je suis passé là justement pour voir si vous lanciez encore des cailloux. Tu prévoyais de faire comment pour la musique ?
- Je savais pas. C’est cool que tu sois passé et que je t’aie reconnu avec tes cheveux longs. Ma nana voulait pas une boum minable, si j’ai un mec qui s’y connait pour passer les disques, ça sera réussi, non ?
- Je ferai de mon mieux, vous aimez tout comme musique ?
- Ouais, des potes apporteront des disques à eux, les filles aussi, il faudra passer certains trucs ringards pour leur faire plaisir, mais pas trop. On aime bien le hard rock…
- Faut que je te le demande : avec mes potes, on pense que c’est toi le chef de la bande de la rue Boulanger ?
- Nan, plus maintenant, on est anarchistes, plus de chef : Ni dieu, ni maître !
- Ah ouais ! Cool ! Nous aussi, on est anars ! On devrait plus se lancer de cailloux.
- Ca viendra peut-être un jour…
- Ok, à dimanche.
- A dimanche !
Je suis ravi d’avoir gagné mon laissez-passer par la rue Boulanger, mais je suis encore plus content de faire l’organisateur musical d’une boum chez les voyous. Enfin, les voyous, c’est comme ça qu’on les appelle dans ma sphère de lycéens. Ils vont au CET alors que nous allons au lycée et ils bossent quand nous allons à la fac, mais je ne suis pas certain que ce soient des différences vraiment pertinentes. Et si leur « chef » est amoureux transi, les différences vont se réduire comme peau de chagrin. Si en plus ils sont anars, on devrait être copains comme cochons ! On dit que les prolétaires ne sont pas prêts à faire la révolution, mais le fait que leurs enfants semblent en prendre le chemin devrait accélérer le processus. Je me vois déjà en ambassadeur des lycéens chez les jeunes des Collèges d’Enseignement Technique, organisant des boums mixtes, avec des jeunes « intellos » et des jeunes « prolétaires », et faisant partie d’un groupe de musique anarchiste réconciliant le planant et le hard rock. La société bourgeoise s’écroulerait d’elle-même ! Les bourges les plus futés finiraient par nous suivre, alléchés par l’ambiance de fête païenne.
C’est comme pour beaucoup d’évènements, je suis cool jusqu’à la dernière demi-heure avant que démarre ledit évènement et j’ai un trac terrible juste avant que ça commence. J’ai pourtant tout bien préparé. J’ai l’électrophone de mes sœurs avec deux jeux de piles neuves, c’est peut-être la première fois que j’ai autant de réserve de piles. Ca fait toujours son effet de couper le courant ! Tous les convives croient que la boum est foutue. On sort deux ou trois bougies et on démarre une série de slows sur piles. Il y a encore des participants à d’anciennes boums qui me parlent de cette péripétie montée de toutes pièces comme d’une aventure inoubliable. J’ai sélectionné tous les quarante-cinq tours de hard rock que je possède et en ai emprunté quelques-uns à Sandrine. J’ai même pris tous mes trente-trois tours qui peuvent s’apparenter à du hard rock. C’est la première fois que j’emporte des trente-trois tours dans une boum ! Pour couronner le tout, j’ai décroché les sacoches du vélo de ma mère pour les poser sur ma meule afin de pouvoir transporter tout ça. Mes séries sont prêtes, je suis largement en avance et pourtant je flippe, c’est le mot à la mode parmi les hippies du lycée.
C’est Amandine, la nana de Didier, qui m’ouvre la porte. Chargé comme je suis, je n’ai pas besoin de lui dire ce que je viens faire. Je pense qu’on va se diriger vers le garage ou la cave, mais on a droit à la grande salle à manger, les parents des « voyous » sont plus cools que les nôtres. Amandine est contente de me voir :
- Didier m’a dit qu’on pouvait compter sur toi. Tu es en avance, c’est bien. Je te montre où t’installer. Je suis Amandine, la « poule » de Didier.
Elle rit et ajoute :
- Didier m’a raconté votre histoire au catéchisme. C’est mignon.
- Ah ? Il a osé ? Il pensait que tu trouverais le mot grossier.
- Non, pas là, vous étiez petits.
- Je lui ai dit qu’il pouvait te raconter ça, après tout, il disait qu’il n’aurait jamais de poule et il en a une et c’est toi.
- Il n’a pas eu que moi, mais on s’entend bien, c’est vrai. Tu verras, ses copains font du bruit, ils un peu lourds parfois, mais ils sont gentils et ils ne lancent pas de cailloux dans les boums.
- Cool ! Sinon, j’étais bon pour m’en prendre plein la tête !
- Celui à qui il faut faire attention, c’est Xavier. Il boit pas mal et souvent, on ne sait pas comment s’en sortir avec lui. On a dit qu’on ne voulait pas d’alcool, mais il en apportera forcément. Des fois, ça se passe bien, il finit toujours par dormir…
Didier est très occupé dans la cuisine et me fait signe de loin. Il remplit des saladiers de trucs qui doivent être comestibles. Je salue les quatre autres réquisitionnés pour préparer, deux gars, deux filles et j’installe mon matériel tout en détaillant la manière de s’habiller des présents. On est chez minet et compagnie. Les mecs ont des chaussures vernies et des costards avec pantalon patte d’eph. Les filles ont elles aussi des pantalons moulants patte d’eph avec des chemisiers colorés ouverts sur trois boutons et un collier ras du cou en tissu pour certaines et en métal pour Amandine. Et surtout, elles sont maquillées et ont des coiffures travaillées avec de la laque ! Tout ça est impensable au lycée. Les mecs ont des jeans et des t-shirts souvent des clarks aux pieds. Les filles ont des longues robes hippies ou les mêmes jeans que les mecs avec des tuniques et se font des coiffures sans laque. Elles n’ont jamais de maquillage ! Un peu de truc noir pour entourer les yeux, mais c’est rare.
Amandine est vraiment très belle, elle est « minette » mais sans exagération, son maquillage est discret. Je comprends que Didier soit amoureux. En plus, elle est futée, elle passe me dire que Xavier est arrivé en me le montrant en douce :
- Il est costaud, mais quand il commence à faire du foin, ce qu’il a bu l’affaiblit, heureusement ! Il a l’air de bon poil aujourd’hui. Ca s’annonce bien.
Les autres invités arrivent et me déposent leurs disques. Didier a dû les prévenir, ils me font tous confiance. Je détaille ce qu’ils m’apportent, il n’y a rien de vraiment scandaleux, du Palaprat, Lenorman, Clerc, etc… et du Slade, Led Zeppelin… Je range mes disques qui font doublon avec les leurs pour mettre en évidence devant la table où je suis installé la pochette de ce qu’on entend. Ca me permet de ne pas gueuler quand on vient me demander : « C’est quoi que tu passes, là ? » Je montre la pochette sans rien dire.
Je suis concentré sur ce que je dois faire. J’utilise alternativement mon électrophone et celui de Didier, ça me permet, en faisant quelques contorsions, de faire des enchaînements sans silence. Amandine et Didier me font des signes « pouce en l’air » pour me montrer qu’ils apprécient. Quand quelqu’un vient me demander un disque particulier, je ne le mets pas immédiatement, j’attends que le moment soit propice. Tout se passe bien. Comme les « maîtres de maison », je garde un œil sur Xavier qui titube, parle fort, mais est toujours souriant.
Une longue série de slows vient de se terminer, c’est comme avec mes potes habituels, il faut les mettre par paquets de quatre. J’en ai mis une douzaine pour permettre à ceux que j’ai détectés comme étant peu rapides, d’emballer leur conquête. Avec douze slows, s’ils n’ont pas eu le temps, il faut qu’ils essayent avec une autre.
Je mets un des disques qu’on m’a apporté et que j’ai aussi : Black Night de Deep Purple. Comme dans mes boums habituelles, tout le monde se lève pour danser dessus, c’est une véritable locomotive. Au bout de quelques secondes, le disque saute, il est rayé. Xavier s’approche de ma table, saisit la pochette et reconnaît son disque. Il cogne du poing sur la table, ce qui a pour effet de faire sauter le bras de l’électrophone et d’arrêter la musique puis il hurle vers un mec qui dansait :
- Je te prête mon disque, mon disque préféré et tu le rayes ! Et tu dis rien ! Je vais te péter la gueule !
Il s’avance vers lui. Didier se précipite, mais il le repousse violemment au point de le faire presque tomber en arrière. Je croise le regard terrifié d’Amandine et je me dis que je dois faire quelque chose pour lui rendre son sourire alors je hurle tant que je peux pour couvrir la voix de Xavier :
- Eh ! Xavier ! J’ai le même ! Je te donne le mien si tu veux ! Mais en attendant…
J’ai capté son attention, il se retourne mais ne semble pas se calmer, heureusement qu’il y a la table entre nous, sinon, j’aurais déjà pris un coup. D’ailleurs, il saisit la fameuse table de ses deux mains puissantes et la secoue tout en faisant mine de la renverser :
- En attendant quoi ? Qu’est-ce que tu vas faire, toi… Avec tes cheveux ?
Je n’ai aucune idée de ce que je vais faire… Je prends son disque et le fait tourner autour de mon index en regardant Xavier dans les yeux, j’essaye de gagner du temps, il va peut-être se calmer. A part Didier, tous les autres se sont reculés et font un silence peureux. Je lui réponds en laissant des poses entre mes mots pour trouver une éventuelle idée :
- En attendant… Je vais… Retourner ton disque… Et je vais… Passer la face B !
Je joins le geste à la parole en ajoutant :
- Tu vas aimer ! Tu vas danser !
Je ne sais absolument pas ce qu’il y a sur la face B de ce disque, je ne l’ai jamais écoutée. J’espère que ça ira et qu’on pourra danser dessus, mais rien n’est moins sûr, les faces B sont souvent très décevantes, les artistes y mettent des morceaux ratés ou beaucoup moins bons que sur la face A. La musique commence par une sorte de bagarre entre instruments comme on en fait plutôt à la fin d’un morceau. Il m’a demandé ce que j’allais faire avec mes cheveux pour se foutre de moi, je m’agite en bougeant ma tête pour que mes cheveux s’ébouriffent. Quelques mecs s’enhardissent, ainsi qu’Amandine qui a compris que si Xavier se mettait à danser, c’était gagné, et reviennent au centre de la pièce pour s’agiter. Mais la musique devient toute douce, pire qu’un slow, des notes sans tempo jouées à l’orgue ! Je continue mon cinéma pour capter Xavier et je fais comme si je dansais un slow seul… Il sourit ! Puis le morceau commence sur un tempo d’enfer et des cris suraigus du chanteur. Xavier jette un œil sur son épaule et voit que la piste de danse s’est à nouveau remplie. Il lâche enfin la table et se met à danser avec ses potes. Les filles rejoignent les danseurs jusqu’à la fin du morceau et remuent leurs têtes au point de détruire leurs coiffures pourtant laquées. Ce sera la seule chanson de la boum où personne ne sera assis. A la fin du morceau, l’ensemble des invités s’applaudissent. J’ai un peu tardé à enchaîner et Xavier vient difficilement de mon côté de la table. Sa manœuvre a rétabli un silence inquiet. Il met sa main sur mon épaule et entame un discours :
- V’là un mec… (il me désigne) Qui fait un truc… (l’assemblée est hilare mais l’écoute) Eh ! Vous marrez pas ! Je sais que je suis bourré, hein ! C’est pas la peine de me le dire… V’là un mec… (toujours moi) il sait qu’est-ce qu’il y a SOUS les disques ! V’là un mec… Il passe les disques… Mais il sait ce qu’il y a… On dit pas sous…
Un convive lui souffle : « De l’autre côté !», il reprend :
- V’là un mec, il sait ce qu’il y a DE L’AUTRE COTE du disque !... Alors… C’est bien ! Comme ça… Il passe les disques…
Il me lâche pour m’applaudir. Les autres m’applaudissent aussi. Je salue en faisant une révérence comme un acteur de théâtre et je mets le Paranoïd de Grand Funk Railroad que je n’ai qu’en trente-trois tours. Xavier me fait un signe pour me dire que ce morceau est à son goût et danse comme un fou au milieu des minettes et minets qui se déhanchent. Ensuite, j’enchaîne sur Led Zep et Xavier quitte ses camarades danseurs pour se vautrer sur le divan. Il s’endort quasi instantanément avec la pochette de son Black Night sur le ventre. Amandine passe derrière la table pour me féliciter :
- Bravo ! Tu l’as calmé ! S’il avait fallu se battre avec lui, il y aurait eu des dégâts, c’est déjà arrivé… Merci d’être intervenu ! Il n’y a qu’un mec qui connaît les disques qui pouvait faire ça ! Maintenant qu’il dort, on est tranquilles jusqu’à la fin.
Je me contente de quelques expressions du visage en accord avec ce qu’elle me dit. Je n’ose pas lui avouer que je n’avais aucune idée de ce qu’il y avait sur la face B de Black Night.
Après le long moment de transpiration hard rock où j’ai pu glisser du Who et même du Pink Floyd, Nile song, personne ne connaissait et tous ont apprécié, je lance une série de slows. Les couples se forment. Amandine et Didier s’enlacent. Ils font plaisir à voir. C’est tellement évident qu’ils sont amoureux, elle pose sa tête contre lui, il sent ses cheveux, ils se regardent en souriant, tout est simple.
Quand il ne reste plus que ceux qui aident à ranger, Xavier se réveille. J’ai sans doute l’air inquiet alors Didier me rassure :
- Là, normalement, il a bien cuvé, ça devrait aller comme sur des roulettes.
Bien que pâteuse, l’élocution de Xavier est beaucoup moins approximative que lors de son discours, d’après ce qu’il dit, on peut même supposer que lorsqu’il n’est pas saoul, il est intelligent. Tout en aidant à remplir la poubelle, il me demande :
- Alors, toi, t’écoutes tous les disques ? Même l’autre face des quarante-cinq tours ?
Amandine, ironique, le félicite :
- Ben dis-donc ! Tu te souviens de ce qui s’est passé ! Il y a du progrès !
Il lève les yeux au ciel et j’essaye d’être modeste en lui répondant, il faut mentir, ne pas lui dire que j’ai improvisé mais ne pas frimer non plus :
- Il faut aimer écouter de la musique et faire danser les gens, moi ça me plaît vachement. Et ça vaut le coup de savoir qu’on a deux bons morceaux sur le même disque, c’est moins lourd à porter.
Une des filles qui range se marre :
- En rentrant chez moi, j’écoute toutes les faces B de mes disques ! On connaissait tous Black Night mais je suis sûre que personne ici n’avait jamais écouté l’autre côté ! T’étais le seul à le connaître.
Ils sont tous d’accord. Didier conclut :
- Presque personne ne voulait d’un disque jockey, non ? Qui c’est qu’a insisté pour en faire venir un ? C’est bibi ! Merci qui ?
Amandine l’embrasse :
- C’était une belle boum d’anniversaire, merci mon Didi !
Tout le monde se marre : « Mon Didi ! C’est trognon ! Et toi, il t’appelle ma Didine ? Didi et Didine ! On va vous appeler comme ça, maintenant ! »
Depuis que je savais que j’allais animer cette boum, j’étais super curieux de savoir comment se passaient les fêtes chez les « voyous » et il faut être honnête : ça se passe comme chez nous et nous avons tellement de points communs que je me demande bien pourquoi nous ne sommes pas toujours ensemble dès qu’on rigole. A part peut-être pour les fringues. Voir les « voyous » ranger les restes d’une boum dans leurs tenues du dimanche, c’est pour moi comme voir les invités d’un mariage ranger la salle de bal. S’il n’y a aucune chance de me voir habillé en costard comme ces mecs-là, « nos » filles pourraient de temps en temps, adopter la tenue des minettes. Elles ont toutes leur chemisier ouvert sur trois boutons et n’ont pas toutes de soutien-gorge. Les filles qui se penchent pour ramasser les restes de la fête me donnent à voir des paradis avec ou sans dentelles. La boum se termine avec un feu d’artifice de décolletés. Décidément, c’était un bel après-midi.
Xavier récupère son disque et le range dans la pochette qui lui a servi de doudou pendant sa sieste. Je lui propose :
- Tu veux le mien ? J’ai dit que je te le filais, c’était pas du flan !
- Nan ! Tu rigoles ! D’abord, c’est pas toi qui l’as rayé, et en plus tu m’as eu avec ce disque ! Je le garde en souvenir. Moi aussi, j’en ai plein des faces B à écouter.
Je ne leur dis pas que c’est aussi mon cas.
Amandine et Didier me raccompagnent à ma meule dans le jardin comme le font les parents quand leurs amis s’en vont. Ils me remercient et Amandine me prévient :
- L’année prochaine, j’ai dix-huit ans ! On prend déjà rendez-vous, quoiqu’il arrive, tu viens passer les disques à ma boum !
Je promets. Et je me promets aussi d’écouter toutes les faces B de mes quarante-cinq tours à partir de maintenant.