Page 54, s'ouvre le second chapitre intitulé « La petite enfance » et commençant par l'observation d'une enfant admirable
dont la vie a probablement été pourrie par son proche et lointain entourage. Comme des milliards d'enfants depuis toujours.
« Alessia a treize mois. Elle est ronde, solide, elle a des couleurs, deux jambes courtes et bien plantées, des yeux bleus, vifs et très mobiles, très peu de cheveux. Elle va à la crèche depuis qu'elle est toute petite, et chaque matin elle arrive heureuse, ôtant prestement son manteau tant elle a hâte d'entrer. Elle déborde d'énergie et de vitalité, elle est toujours de bonne humeur, rieuse, active, très curieuse, bruyante et vive. Elle a appris à marcher à dix mois et, à présent, elle se déplace très vite malgré les expériences malheureuses dont elle ne se plaint jamais, et tombe très souvent. Elle se relève et repart, toujours prête à de nouvelles aventures, toujours disposée à prendre des risques, vagabondant, explorant, se fourrant sans cesse dans des situations périlleuses. Elle monte et descends les escaliers à toute allure, se tenant à peine, elle grimpe sur les balustrades, les murs, les portails, les chaises, les bancs et les genoux de quiconque lui témoigne de la sympathie. Elle est toujours affairée, absorbée par ce qu'elle fait, prise par l'intérêt du moment au point d'être complètement indifférente à ce qui se passe autour d'elle. Elle transporte des objets lourds et plus volumineux qu'elle, ses efforts pour faire seule la rendent écarlate mais elle refuse toute aide. Elle mange seule et pousse des cris sauvages si on essaie de l'aider. Son vocabulaire est très limité, de l'autorité à la politesse, avec de nombreux « C'est à moi ! » prononcés d'une voix très forte et des « Mercis » à profusion, plus ou moins à propos. Elle appelle « Bébé » tous les enfants alors qu'elle n'a pas de mots pour désigner les adultes, sauf sa mère. Elle n'est pas agressive avec les autres enfants, qu'elle aime et recherche beaucoup, surtout quand ils sont plus grands qu'elle. Elle les observe longuement dans leurs jeux, sans toutefois y participer, et parfois s'insinue dans les petits groupes d'enfants plus âgés.
Lorsque son attention et ses désirs sont captés par un objet qu'un enfant tient dans la main, elle dit d'une voix de stentor : « C'est à moi ! » mais elle n'essaie pas de le prendre à son légitime propriétaire. Les plus grands ne la prennent pas beaucoup en considération, parfois ils la poussent, elle tombe, se relève en les regardant d'un air stupéfait, comme si elle ne comprenait pas, mais elle ne pleure pas. Téméraire et aventureuse, elle se met toujours dans des situations hasardeuses ; par exemple, elle grimpe sur quelque balustrade, regarde en bas, se demande bien sûr comment elle va en redescendre, mais certaine que tout finira bien. Le trait distinctif de son caractère est précisément la confiance. À peine s'est-elle libérée d'une situation problématique, qu'elle se jette aussitôt dans une autre. L'envie qu'elle a de se mettre à l'épreuve, dans des entreprises qui angoisseraient des enfants beaucoup plus grands, ne connaît de cesse ni d'obstacles. Elle aime le monde avec une passion enthousiaste, elle goûte avec intensité tout ce qui se passe autour d'elle, tout ce qui bouge. Elle fait des pâtés à longueur de journée, avec du sable et de l'eau, oubliant tout et tout le monde, son petit visage est contracté, tendu, elle est toute concentrée sur la matière qui la fascine, dans une sorte de transe dont rien ne peut la distraire, sans souci d'être assise dans l'humidité ou de se salir, le visage tout barbouillé de sable.
Silencieuse et excitée, elle explore une grande corbeille remplie de jouets et en essayant de saisir un objet qui se trouve tout au fond et qui l'attire particulièrement, elle finit par y tomber la tête la première ; elle agite furieusement les jambes pour en sortir, sans un mot, sans un appel, comme s'il s'agissait d'un incident qui ne concerne qu'elle et dont elle n'entend pas qu'un autre la sorte. De sa lutte pour sortir de la corbeille, qui a duré quelques minutes, elle émerge avec son petit visage congestionné et contrarié ; offensée, elle abandonne le panier traître et prend un instant de repos sur une petite chaise, qu'elle laissera après avoir repris son souffle pour repartir vers une nouvelle aventure. Un petit garçon passe à côté d'elle avec des biscuits à la main, elle se ranime tout de suite, saute sur ses pieds et le harcèle en s'exclamant de temps en temps « C'est à moi ! » mais l'autre ne lui prête pas attention : elle se plante devant lui et répète sa demande sans faire aucun geste pour s'approprier le biscuit. Le petit garçon tourne les talons pour se débarrasser d'elle, et dans le mouvement qu'il fait, un biscuit glisse à terre à son insu. Mais Alessia l'a vu, vite elle le ramasse, elle dit « Merci » à voix très haute pour rien, et se met à grignoter avec un plaisir évident. Un peu fatiguée par ses nombreuses aventures, elle trouve un refuge momentané dans les bras d'une assistante, puis se dégage en se tortillant et repart aussitôt vers de nouvelles expériences.
Alessia n'a que treize mois. Elle est combative, énergique, volontaire, elle sait ce qu'elle veut et le veut tout de suite. Elle est têtue, tenace, patiente, fière et digne. Elle a de rares faiblesses, elle réclame son autonomie ; si l'on ouvrait la porte, elle irait à l'aventure sans hésitation, à condition de chercher de temps à autre un réconfort à sa fatigue dans des bras affectueux.
Quelle opération massive de répression faudra-t-il pour qu'un tel individu, débordant de vitalité, d'énergie et d'amour pour la vie, donne une petite femme disposée à rester enfermée entre les quatre murs opprimants de son petit intérieur, prête à consacrer son énergie débordante à la misère obsédante des tâches domestiques ? Et cela admis, combien de ténacité, d'efforts, de persévérance et combien d'hostilité faudra-t-il déployer pour réduire un être aussi riche à ce carcan rigide qui passe pour être la féminité ? [...] »