RRRouliane a écrit:Peut-être s'agit-il de réinterroger la notion de "populaire", corollaire de "grand public". Pour ma part j'ai tenu pendant longtemps des discours au lance-flammes sur les beaufs qui écoutaient de la merde, etc, entre autres pensées nobles et pleines d'humanité. Puis je me suis rendu compte que le grand public écoutait ce que l'on lui donnait à écouter, sans qu'il ait le moindre effort à fournir en termes de recherche, de réflexion, d'esprit critique. Et que sans lui donner raison à tout prix, il y a lieu de reconnaître qu'il a ses raisons, en particulier celle d el'accès qui lui est donné. J'ai vu il ya quelques mois un reportage sur un enseignant qui, au milieu des 70s, dans un lycée professionnel d'un patelin moyen de la Sarthe, avait consacré une salle entière à l'écoute de "pop music" (comme l'on disait alors), avec sur les murs des posters de Bowie, Stones, Floyd, etc. Sur ce document on le voyait finir une heure de discussion en proposant aux gosses d'écouter "de la pop française", et de leur donner le choix entre Magma, Zao ou Au Bonheur des Dames. Et les gosses d'expliquer que chez eux, on n'écoutait pas de musique, ou chez d'autres c'était seulement ce qui passait à la radio (l'un des enfants dit "Je ne savais pas que c'était bien la pop music, chez moi on n'écoute que le hit-parade, Sheila, des trucs comme ça".
Evidemment ça me désole parce que je trouve que c'est de la grosse merde, mais la musique de Claude François vient toucher chez certains individus aussi normalement constitués que moi, des zones intimes liées au sentiment, à l'émotion, les mêmes précisément que vient solliciter chez moi la musique du Penguin Cafe Orchestra, de Vince Taylor ou de Popol Vuh. Et en définitive, ça me semble tout aussi estimable, à plus forte raison que l'on sait aujourd'hui le pouvoir de la musique sur le bien-être, sur le développement des qualités humaines, sur l'épanouissement des plants de tomates, et que j'ai aussi rencontré des gens qui n'aimaient pas la musique. Pour ces gens-là, la musique c'est un passe-temps qui n'est pas le leur, c'est un bruit qui ne les concerne pas. Et là c'est triste, beaucoup plus préoccupant.
Quant à la notion de "populaire", tant que ça n'est pas synonyme de "vulgaire", je n'y vois rien de mal. J'étais l'autre soir à un concert de Christophe, et j'ai très nettement pu distinguer dans la salle la mixité du public, entre les anciens auditeurs de SLC et autres ex-fans des sixties, et un auditoire très averti, qui reconnait en cet artiste des qualités esthétiques spécifiques, qui sait ce qu'est un ARP Odyssey, se souvient des disques Motors, et sera capable de te citer Lou Reed, Alan Vega, etc. Et ça m'a rappelé les cas de Gainsbourg, de Polnareff, qui parvenaient à faire la jonction entre une musique commerciale (c'est-à-dire une musique qui se vend, sans pour autant niveler par le bas) et des ambitions artistiques réelles, et qui étaient à même de parler au plus grand nombre. Dans ce cas-là, je trouve ça admirable.
Le grand public écoute-t-il ? Dans les années 2000, j'avais conçu et joué sur une demi-douzaine de représentations, un spectacle interactif qui n'était pas joué dans des salles de spectacle traditionnelles mais plutôt chez l'habitant, ou dans des structures de proximité (centre d'action sociale, maison de quartier). Le principe était le suivant : on interrogeait les gens sur une chanson qui les aurait marqué, associée à un souvenir particulier, ce qui donnait lieu à un entretien sur le mode de la discussion conviviale (toujours apprécié, en dépit du fait que parfois ça ouvrait des portes assez ahurissantes sur des choses très intimes, des traumatismes anciens, des trucs refoulés), traduit en texte sur un atelier d'écriture. Ensuite le spectacle était monté avec une troupe amateur, sur le principe le texte lu + la chanson qui va avec, jouée live et avec la possibilité pour la personne ayant livré son témoignage (et qui se trouvait dans la salle) de pousser la chansonnette. Inutile de vous dire combien l'exercice était bénéfique à tous, les participants, le public, les artistes, etc, mais ce que j'en ai retenu en premier lieu c'est la façon dont une chanson pouvait parler différemment à chaque personne qu'elle touche, dans ses références culturelles, dans ses expériences de vie, dans son affect, dans son histoire. Et à travers toutes les daubes que j'ai eu à jouer pour la circonstance ("Mon Vieux", "Sous les Sunlights des Tropiques", "Adieu Jolie Candy", "Ne M'Appelez Pus Jamais France", etc), j'ai perçu à quel point les gens écoutaient la musique, pour la bonne raison que la musique résonnait. C'est juste qu'ils ne l'écoutent pas comme nous.
Pour le reste c'est surtout une affaire de snobisme. L'exemple des Beach Boys est très éclairant, c'est une expérience que j'ai vécu : quand, ado boutonneux, j'ai découvert la musique des Beach Boys (avec la diffusion du téléfilm "Summer Dreams" sur M6 un soir de fête de la musique au début des 90s), je me heurtais à ces préjugés (groupe ringard, musique niaise, clique conservatrice, etc). A cette époque, tu parlais de "Pet Sounds" autour de toi, tu n'éveillais d'intérêt éventuel que chez des gens qui avaient lu Assayas dans les Inrocks. On m'a même dit à cette époque-là, "Les Beach Boys ? Ah oui, les Claude François américains" ! Et il suffit de regarder aujourd'hui en quelle estime sont tenus les Beach Boys, y compris pour certains de leurs albums les plus faibles, Brian Wilson porté aux nues, etc, ça parle tout seul. [Même commentaire pour le krautrock, idée confirmée hier par les musiciens de Dream Syndicate dans une interview pour Gonzaï : il y a vingt ans, c'était encore considéré comme une vieille baderne pour babas-cool attardés, ce n'était pas sexy, ce n'était pas hype.]
Tes réflexions sont empreintes d'une bienveillance qui me touche beaucoup, RRRRRouliane
