Donc, pour répondre au sujet du Mystère des voix bulgares, je me suis replongé dans cette région du monde et principalement dans la réécoute de l'émission Sanza que l'aussi regretté qu'érudit et captivant Christian Poché (Alep, 1938 - Paris, 2010) lui consacrait il y a déjà bien longtemps sur France Musique et dont j'ai pris le temps de retranscrire ici les propos.
(Sans les illustrations sonores savamment choisies de l'émission, c'est un peu aride. Je me suis donc permis d'ajouter quelques liens dans le texte même.)
Restez assis, ça va être un peu long...
Voix bulgares
« Vers 1988, le monde a eu la révélation des voix bulgares. On les a baptisées « Le Mystère des voix bulgares ». En effet, ce que l'on découvrait, c'était des chœurs de femmes qui chantaient de façon très étrange et qui échappaient à la notion du chant choral classique. Très vite, cette façon de faire est devenue l'emblème de la Bulgarie. Toutefois, ces chœurs de femmes que l'on écoutait avec ravissement n'étaient rien d'autre que des voix formées au conservatoire et qui opéraient en présence d'un chef de chœur. Mais ces voix ont surpris car elles projetaient quelque chose qui provenait d'un passé lointain, passé qui, pour les besoins de la cause, avait été policé selon les canons de la politique culturelle imposée par les états communistes.
À l'origine, le chant des femmes bulgares s'est, entre autres, limité aux activités agricoles. Traditionnellement, en Bulgarie, le travail des champs s'effectuait par les femmes. Afin d'accroître leur rendement ou, si l'on veut, afin d'ordonner les mouvements, les paysannes se stimulaient en chantant. Il y avait plusieurs façon de faire dont la forme antiphonique, c'est-à-dire que le groupe de femmes se scindait en deux chœurs. La seconde moitié reprenait la mélodie énoncée par la première moitié. Tout ceci a été collecté sur le terrain dans les années 60.
Mais il n'y avait pas que les chants de groupe où les voix féminines se divisent en deux chœurs. On y trouvait aussi des chants individuels de plein air et des chants entonnés par deux voix, procédé très fréquent en Bulgarie, que l'on appelle diaphonie. Quant aux hommes, on préférait les voir jouer, de manière générale, des instruments de musique. Tout ceci relevait d'un partage des tâches qui devait avoir une signification très ancienne, signification qui a dû se perdre à travers les âges. Ce qui est sûr, c'est que les voix bulgares dépassaient le cadre de la musique à proprement parler pour entrer dans celui d'une anthropologie générale, d'autant plus que les paysannes bulgares classaient leur répertoire chanté en fonction des saisons et des événements de la vie.
Si les voix de femmes bulgares ont essentiellement relevé de l'anthropologie, il y avait aussi dans leur art une technique toute spéciale qui a fait de ces chants quelque chose d'unique. Par exemple, le fait de terminer la phrase musicale par un cri aiguë. Tout ceci n'est rien d'autre qu'une signature musicale. Par ailleurs, les enchaînements des voix, les intervalles de secondes que l'on trouve dans la marche du chant sont autant de signes qui déterminent une façon de faire très ancienne que les bulgares font remonter aux Thraces, ces anciens habitants de la Bulgarie d'aujourd'hui. Il est vrai que par certains accents, ces chants rappellent quelque peu la technique du chant de l'Épire que l'on trouve de l'autre côté de la frontière, dans la Grèce Continentale où la technique du coup de glotte et du glissement l'emporte.
La naissance des voix bulgares comme phénomène esthétique et scénique, et qui a préparé l'arrivée du label du Mystère des voix bulgares, est essentiellement due à Filip Kutev, décédé en 1982. Ce musicien de formation classique a eu le premier l'idée d'exploiter les chants traditionnels de son pays afin de réaliser un projet national qui serait à la base d'une identité musicale bulgare. En intégrant ces chants de village aux chœurs de la ville, en étudiant leur technique, Filip Kutev a surtout marqué son époque. Il a par ailleurs fondé son propre ensemble où les instruments traditionnels de son pays se sont mis en valeur dans un répertoire de danses qui suit des métriques impaires particulièrement complexes.
Mais la grande originalité de Filip Kutev est d'avoir rapproché les instruments, apanage des hommes, des voix de femmes qui, traditionnellement, chantent a capela. C'est à Filip Kutev, dans les années 50, qu'on doit la naissance d'un genre traditionnel urbain nouveau qui rassemble instruments et voix. Parmi les instruments qui n'ont pas l'habitude d'accompagner les voix et qui sont d'importation turque, il faut noter la présence du hautbois de plein air zurna qui ne joue qu'en soliste, jamais avec la voix humaine. Les idées développées par Filip Kutev ont fait depuis leur chemin car il existe de nos jours en Bulgarie de nombreux groupes qui allient désormais instruments de musique et voix de femmes.
Les tentatives de Filip Kutev de créer une spécificité bulgare au moyen de chants de paysannes ont très vite été connues à l'étranger et ont dépassé le cadre, à proprement parler, de la Bulgarie. C'est ainsi que s'est créé aux États-Unis, vers 1970, l'ensemble The Pennywhistlers, composé de sept jeunes filles. Il s'était donné pour mission de faire connaître le chant balkanique à une large échelle et, par conséquent, il incluait dans son répertoire le chant bulgare. Cet ensemble a interprété des adaptations écrites de voix de femmes bulgares a capela réalisées par Filip Kutev en personne.
Mais, surtout en Bulgarie, il s'est créé des formations spéciales qui, bien qu'ayant transité par l'enseignement du conservatoire, ont maintenu avec beaucoup de bonheur la technique du chant ancestral des paysannes bulgares. Parmi les nombreuses formations professionnelles que l'on connaît, on peut citer l'existence du Trio Bulgarka. Bien que formé d'éléments à l'origine issus de villages, il a transité par la capitale Sofia où le trio s'est d'abord fondu au sein de ces fameux chœurs officiels qui ont reçu par la suite l'appellation des Mystères des voix bulgares.
L'idée, en Bulgarie, que le chant est une affaire de femmes et les instruments une question relevant du sexe masculin se vérifie assez aisément sur le terrain. Mais il se peut que l'on tombe sur des surprises. Celle, par exemple, de découvrir un chœur antiphonique composé de voix masculines et de voix féminines. Le premier chœur d'hommes lance le chant, celui-ci est repris par le groupe de femmes et ainsi de suite.
Curieusement, il existe en Bulgarie des chœurs masculins. Ceci échappe à toute explication, d'autant plus que la tradition a séparé depuis une date immémoriale le partage des tâches, appliquant le chant aux femmes et la musique instrumentale aux hommes. La seule explication rationnelle apportée pour expliquer la présence de chœurs masculins bulgares est de les imputer à l'occupation des Turcs. N'oublions pas que la Bulgarie a fait partie de l'Empire Ottoman pendant plusieurs siècles et que l'influence a été très forte. »
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Pour les exemples, je ne sais pas trop... J'écoute beaucoup de rock, en ce moment.
La collection Ocora dont parle Thibaut est très bien. Ici, j'ai surtout l'Anthologie de la musique bulgare qui ne s'arrête pas aux seules voix (et qui, a priori, comporte cinq volumes mais je n'ai pas le dernier).
Quant aux collectages dont parle Christian Poché, je ne les connais pas. Peut-être sont-ils édités par des collections spécialisées dans la musique traditionnelle ?