Pardonner pour revivre
Tourner la page ne veut pas dire passer l’éponge, mais guérir
PAR ISABELLE GRÉGOIRE
Depuis près de cinq ans, Bobby Savoie se couche avec dans la tête les images et les cris de son père se faisant tabasser à mort. Et il n’était même pas là pour le défendre! Les détails macabres de ce meurtre lui ont été rapportés au tribunal. Une nuit d’août 1995, Robert Savoie, 63 ans, livreur de journaux, attendait sa cargaison dans une rue d’Ottawa quand deux adolescents l’ont agressé à coups de poing et de pied. Motif du crime: voler la batterie de son auto. Depuis cette nuit, Bobby, le plus jeune de ses cinq fils, vit la haine chevillée au cœur.
«Je ne pensais qu’à une chose: venger mon père en tuant ses assassins, raconte cet homme affable de 40 ans qui ne ferait pas de mal à une mouche. Je me voyais leur infliger des tortures avant de me suicider.»
En attendant son heure, il se jette dans le travail – il assure lui aussi la distribution de quotidiens en Outaouais –, négligeant sa fille et sa conjointe, qui finit par le quitter.
Mais son obsession le mine. «A force de vivre dans la haine, j’étais en train de me détruire.» Le visage serein qu’il s’efforce d’afficher devant ses collègues commence à se fissurer. «T’es pas tanné de porter des masques?» lui lance une secrétaire. Puis elle l’invite à une conférence sur le pardon. Ce sera pour lui une bouée de sauvetage. «Si tu as droit au pardon malgré les actes que tu as commis dans ta vie, ceux qui t’ont fait du mal ont eux aussi droit au pardon», lui glisse le conférencier.
Ex-toxicomane et ex-alcoolique, Bobby se rappelle ses rixes dans les bars, ses voies de fait sur des policiers, ses accidents de voiture, toutes les fois où il aurait pu tuer quelqu’un. Peu à peu, un déclic s’opère. Non seulement il renonce à son projet de vengeance, mais il finit par pardonner aux assassins de son père... allant jusqu’à rencontrer l’un d’eux au pénitencier de Kingston.
Le face-à-face – organisé en octobre 2002 dans le cadre du programme fédéral de justice réparatrice (voir encadré) – durera quatre heures.
«Je me suis vidé le cœur en rappelant au meurtrier tout le mal qu’il nous avait fait, à moi et à ma famille, raconte Bobby. Le jeune homme pleurait, répétait combien il se sentait coupable et malheureux. Je lui ai répondu que, si je lui pardonnais, il devait lui aussi se pardonner à lui-même.»
A la fin de la rencontre, au lieu de serrer la main que le détenu lui tend, Bobby le prend dans ses bras.
Cette délivrance n’a été possible qu’au terme d’un long cheminement que Bobby Savoie retrace dans Un cadeau déguisé (de Jean-Marc Dufresne, Merlin Editeur, 2005). «Cadeau déguisé», car c’est ainsi qu’il considère l’assassinat de son père. «Cette épreuve m’a rendu meilleur.» Bobby a refait sa vie, rencontré une nouvelle compagne (dont il a eu un enfant)… et donne des conférences sur le pardon.
«Le pardon, c’est égoïste, reconnaît-il. Je l’ai d’abord fait pour moi: j’avais besoin de me libérer. Sans cela, impossible d’être heureux.»
Le pardon peut apaiser la tempête intérieure, atténuer les émotions douloureuses et favoriser la guérison, confirme Evelyne Donnini, psychologue spécialisée en traitement post-traumatique et auteure de Quand la peur prend les commandes. «Et, à l’inverse de la vengeance et de la rancœur, il est socialement bien vu», ajoute-t-elle. Mais, si elle reconnaît que le pardon comporte une part d’égoïsme dans certains cas, c’est d’abord un «geste de survie».
Reste que la colère et le ressentiment sont une étape nécessaire. «Imaginer des scénarios de vengeance – rêver de tuer l’ex-conjoint qui vous a trompé, par exemple – permet de reprendre le contrôle de la situation, dit Evelyne Donnini. Et de compenser le sentiment d’impuissance.»
A condition d’en sortir. «Si la colère est saine dans un premier temps, elle risque de devenir un fardeau quand elle s’éternise et de nous rendre plus vulnérables aux maladies, explique le psychologue Dominique Morneau, spécialiste de la résolution de conflits. Parce qu’ils n’arrivent pas à pardonner ou qu’ils refusent de le faire, beaucoup de gens vivent dans l’amertume et sont incapables de passer à autre chose.»
Le geste de Bobby Savoie est d'ailleurs exceptionnel. Et incompréhensible pour le commun des mortels, même si le pardon est étroitement lié à notre culture judéo-chrétienne. «La majorité des gens désapprouvent ce que j’ai fait, y compris des membres de ma famille, dit-il. Parce qu’ils pensent, à tort, que pardonner c’est donner raison à l’autre et oublier la faute commise.» Dans Comment pardonner? et Demander pardon sans s’humilier, Jean Monbourquette, prêtre et psychologue, insiste sur la nécessité de se souvenir de l’offense et de l’ampleur des dommages causés afin de pouvoir s’en libérer.
Y a-t-il des actes impardonnables? Non, croit Dominique Morneau. «Cela relève entièrement de nous-mêmes. Tout dépend de l’expérience personnelle, du vécu, de la personnalité et du désir ou non de pardonner.»
Mais cela demande d’autant plus de temps que la faute est lourde. «Il faut prendre conscience de sa blessure et de la perte subie, explique le psychologue. Faire son deuil, accepter sa colère et son envie de vengeance, et, enfin, trouver un sens à l’offense: Qu’est-ce que j’y gagne? Que m’aide-t-elle à comprendre? Le pardon permet d’aller au-delà du deuil et de la perte.»
C’est un processus long et douloureux, affirment les spécialistes. Pourtant, on voit de plus en plus de victimes pardonner rapidement – et publiquement. Personne n’a oublié le drame de Nicolet, en 2000, où huit enfants ont perdu la vie. L’enquête a déterminé que les bambins étaient trop nombreux à bord de la minifourgonnette de Jeanne Auger, leur éducatrice. Cela n’a pas empêché les parents de lui témoigner immédiatement leur soutien, allant jusqu’à l’ovationner à l’église au moment des funérailles de son fils, mort lui aussi dans l’accident. On se souvient aussi que les proches des trois jeunes ayant péri dans un accident de voiture à Daveluyville, en 2006, se sont d’emblée montrés cléments envers le conducteur – Sébastien Couture, un ami des défunts – pourtant accusé de conduite avec facultés affaiblies.
A-t-on parfois tendance à pardonner trop facilement, trop vite? «Tout dépend si cette démarche est réellement intériorisée, répond Evelyne Donnini. Ou s’il s’agit d’un mécanisme de défense, d’une façon de contourner l’horreur, la détresse. Si la personne n’a pas vécu les émotions nécessaires – la rage, l’incompréhension –, tout ce qui n’a pas été digéré peut remonter tôt ou tard.»
Il peut toutefois être plus facile de donner l’absolution lorsque la faute n’est pas intentionnelle. Ou si l’événement s’est déroulé dans une petite communauté où le coupable était connu, respecté et aimé de tous. Mais faut-il forcément comprendre pour pardonner? C’est ce que croit Bobby Savoie, qui assure avoir mieux saisi l’état d’esprit des assassins de son père lorsqu’il a appris qu’ils avaient eux-mêmes été victimes de violence et de mauvais traitements dans leur enfance.
Pierre-Hugues Boisvenu, père de Julie, assassinée en 2002, et président fondateur de l’Association des familles de personnes assassinées ou disparues (AFPAD), ne pardonne pas au meurtrier de sa fille. «Je ne pourrai jamais comprendre comment un gars peut assassiner une femme pour une relation sexuelle, dit-il. Je ne peux donc pas pardonner.» Cet homme deux fois éprouvé – sa fille Isabelle est morte dans un accident de la route en 2005 – refuse également de pardonner à la place de Julie. «J’aurais l’impression de la trahir.»
Directrice d’une école primaire de Montréal et vice-présidente de l’AFPAD, Michèle Labelle partage ce refus de pardonner. En 2003, Valérie, sa fille de 20 ans, est morte assassinée; son cadavre dépecé a été retrouvé dans un sac, cinq jours après sa disparition. Pour elle aussi, impossible de pardonner – même si elle n’entretient aucun esprit de vengeance. «J’ai toujours considéré mes filles comme des personnes indépendantes: je ne vois donc pas comment je pourrais pardonner pour Valérie, soutient-elle. Et si le meurtrier ne dort pas bien le soir, ce n’est pas mon problème! Il est difficile de pardonner l’irréparable.»
Peut-on vivre sans pardonner? «Oui, mais on ne peut pas vivre sans se pardonner à soi-même, dit-elle. Quand il s’agit de son enfant, on se culpabilise, on se dit que, si on avait été là, si on l’avait mis en garde contre ceci ou cela, on aurait pu le sauver. Or il faut apprendre à lâcher prise sur les choses sur lesquelles on n’a pas de pouvoir.»
A défaut de pardonner, on peut transcender la douleur en trouvant un sens à l’événement. C’est ce qu’a fait Pierre-Hugues Boisvenu en se portant à la défense des proches de victimes d’actes criminels.
«Ma colère a duré jusqu’à ce qu’on retrouve le corps de Julie, et elle revient chaque fois qu’une femme meurt dans les mêmes circonstances, confie-t-il. Pardonner, ce serait comme si j’acceptais cela sans rien faire pour changer la situation. Je suis plus enclin à combattre.»
Rencontrer d’autres victimes au sein de l’AFPAD a eu l’effet contraire sur Carole Bertrand.
«Entendre leurs récits et leur souffrance me faisait souffrir davantage, avoue-t-elle. J’avais l’impression de m’enliser.»
En janvier 2000, Sébastien, 19 ans, son fils unique, a été tué à coups de queue de billard dans un bar – victime innocente de la guerre des motards. Si elle a beaucoup de respect pour le travail de Pierre-Hugues Boisvenu et demeure membre de l’AFPAD, elle n’a tenu que deux mois au sein du conseil d’administration.
Dépression, isolement, perte d’emploi, culpabilisation, syndrome post-traumatique, Carole Bertrand a eu beaucoup de difficulté à survivre au décès de son fils. Puis, en 2005, elle s’est engagée dans le programme de justice réparatrice, qui lui a permis de rencontrer en prison quatre meurtriers, puis des motards qui n’étaient pas directement liés à la mort de son fils, l’assassin n’ayant jamais été retrouvé. «Ces rencontres m’ont beaucoup aidée. Pour moi, c’était une étape nécessaire.»
Ses sentiments à l’égard de celui qui lui a pris son fils?
«Durant la première année, je voulais sa peau, la rage m’habitait, répond-elle. Aujourd’hui, je ne lui en veux plus et, peu à peu, je retrouve la paix. Je voudrais pourtant m’asseoir devant lui et lui dire tout ce que cela m’a fait, à moi.»
Et le pardon?
«Il s’installe naturellement quand on se pardonne ses propres erreurs.»
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