C'est sur la recommandation d'Ashley Hutchings, alors bassiste de Fairport Convention, que Joe Boyd signe Nick Drake chez Island. A vingt ans, il entre donc en studio pour enregistrer Five Leaves Left. D'un perfectionnisme maladif, Nick Drake mettra près d'un an à réaliser ce premier album. Peu satisfait des arrangements qui étaient proposés, il fait appel à Robert Kirby. Le résultat est saisissant de proximité émotionnelle, les cordes soutenant à l'occasion de manière idéale la voix éthérée de Nick Drake, en contrepoint d'une guitare acoustique exécutée avec une virtuosité sans égale, aux open tunings des plus exotiques. Et les chansons... des compositions uniques, l'ensemble formant un chef-d'œuvre météoritique à la musicalité exceptionnelle.
Si le personnage de Nick Drake pouvait sembler sans histoire, cet album est un gouffre, un abîme de tristesse. Les textes sont profonds, voire anormalement introspectifs. Nick Drake est à la fois un adolescent en quête d'un idéal de pureté et un vieil homme qui jette un regard désespéré sur l'existence, la sienne surtout. Un climat profondément dépressif qui se confirmera par la suite, tant dans sa musique que dans sa vie, laquelle lui est de toutes manières étroitement liée...
TIME HAS TOLD ME ouvre l'album. Un morceau aéré, d'apparence assez détendue, avec Nick à la guitare, soutenu par la guitare électrique de Richard Thompson (Fairport Convention), ainsi que Danny Thompson (Pentangle) à la contrebasse et Paul Harris au piano. Une quête qui paraît, déjà, sans espoir, celle de l'âme qui pourra lui apporter "la guérison trouble pour un esprit tourmenté", mais qui est aussi "rare à trouver", comme s'il ne se faisait guère d'illusions sur cette quête peut-être perdue d'avance... et "le temps m'a dit qu'il ne fallait pas attendre plus... notre océan trouvera sa côte". Et peu importe que ces idéaux sans espoir ne mènent pas à la paix de l'esprit, "je quitte les chemins qui me font être ce que je ne veux pas devenir". Une décontraction dont on mesure bien ici à quel point elle n'est qu'apparente.
RIVER MAN est un sommet. Les cordes soutiennent un morceau d'une apparente simplicité, alors que le rythme en 5/4 maintient une forme de tension omniprésente. "Ils viennent et s'en vont..." constatation de quelqu'un qui déjà est extérieur à la scène, quand bien même le personnage de Betty évoqué ici vient lui rendre visite, il n'entend déjà plus... "Elle est venue avec un mot à dire sur les choses du jour et les feuilles qui tombent". Et pourtant, ils auraient pu se comprendre, elle non plus "n'avait pas lu les journaux, n'avait plus le temps de choisir une manière de se perdre". Il faut aller voir cet homme de la rivière, lui dire tout ce qu'on peut sur cette impossibilité d'être libre. Libre d'avoir l'existence paisible qui nous semblait naturellement devoir venir lorsque nous étions enfants... Et "la façon dont la rivière s'écoule, je ne pense pas qu'elle soit faite pour moi". Toujours cette extériorité par rapport à une existence qui déjà semble fermée, un mur qui déjà semble incontournable.
THREE HOURS, où la virtuosité de Nick Drake explose, avec le contrepoint idéal de la contrebasse de Danny Thompson, et des congas. Encore une fois, des personnages sont mis en scène, sans jamais être présentés, ils n'ont fait que passer dans un paysage embrumé, tels des diapositives qu'on n'aurait pas eu le temps de bien saisir... "Jeremy s'envole, essayant de protéger ses yeux du soleil". "A le recherche d'un maître, à la recherche d'un esclave"... ou l'incapacité à se trouver dans un monde qui n'est pas le sien. Et à trois heures de Londres, "Jacomo est libre, emmenant ses malheurs près de la mer, dans la quête d'une vie entière pour savoir quand il sera chez lui, à la recherche d'une histoire qui ne sera jamais racontée". Des vers tristement prémonitoires. L'intensité de ce titre prend aux tripes, avec ou sans le texte. Le break avec le changement de rythme au milieu est extraordinaire, une telle tension créée avec des instruments acoustiques est rare.
WAY TO BLUE est un plus grands titres de cet album qui pourtant n'en manque pas, uniquement soutenu par un quatuor à cordes, dans un arrangement à couper le souffle. Une supplique, à qui aurait pu l'entendre, pour trouver la voie, la lumière dans une existence qui est demeurée obscure. "N'as-tu pas un mot pour me dire ce que je peux faire, t'a-t-on parlé d'un chemin pour trouver le soleil. Ne viendras-tu pas me le dire, si tu as trouvé un chemin vers le jour ?". Une véritable prière, presque mystique, bien que l'on ne connaisse pas de véritable implication de Nick Drake en la matière. Mais elle pourrait aussi bien s'adresser à Dieu qu'à l'Autre. Ce fantôme qu'aura cherché Nick Drake tout au long de sa vie, et qui ressemblait peut-être à l'étrange personnage qui ornait la pochette du premier album de Procol Harum...
DAY IS DONE est sans doute mon titre favori dans cet album, un titre bouleversant, à l'imagerie saisissante du jour qui est passé, telle une chance qu'on n'aurait jamais su prendre. Quand le jour est passé, on reste avec ce qui a été gagné et perdu, alors que le soleil disparaît. "J'espère que ta course sera courue jusqu'au bout", l'utilisation de la deuxième personne semble claire, il voit très bien que pour lui ce ne sera pas le cas... car il s'est déjà arrêté et les choses ont poursuivi leur cours sans lui. "Quand la nuit est froide, certains passent quand d'autres vieillissent, juste pour montrer que la vie n'est pas faite d'or", l'interrogation reste présente car il ne sait pas encore où il se situe, mais sans attendre grand-chose de plus. Les vers suivants sont encore plus saisissants, accentuant encore cette impression de chute vertigineuse : "Quand l'oiseau a pris son vol, tu n'as personne que tu puisses appeler les tiens, tu n'as pas d'endroit que tu puisses appeler ta maison". Ou encore "Quand le jeu est terminé, tu as balancé la balle à travers le court, tu as perdu bien plus tôt que tu n'aurais cru". Et maintenant que la fête est finie, tu vois que tu n'as pas fait ce que tu aurais voulu et qu'il est trop tard pour en recommencer une. Mais qu'aurais-tu voulu, Nick ? Et les questions de se bousculer... Ce titre clôturait la première face du 33t, dont on voit que l'intensité n'a cessé de croître. Désormais un classique, repris à l'occasion par Norah Jones ou Brad Mehldau.
CELLO SONG ouvre la seconde face, l'intensité ne baisse pas, la guitare acoustique de Nick Drake est époustouflante, une fois de plus. Le violoncelle qui donne son nom à la chanson est parfait, tout comme Danny Thompson, encore, et le percussionniste Rocki Dzidzornu. "Un visage, avec des yeux si pâles et sincères". Etrange, cela me fait encore penser au personnage de la pochette de Procol Harum évoqué précédemment. "Les rêves qui sont venus à nous lorsque nous étions plus jeunes nous parlaient d'une vie où le printemps jaillissait en permanence". Et maintenant ? "Alors que le terre sombre vers son tombeau, tu navigues vers les cieux sur la crête d'une vague. Oublie ce monde cruel où je demeure, où je me contente de m'asseoir et de chanter ma chanson. Si tu me voies un de ces jours, tends-moi la main pour que je te rejoigne dans les nuages". Hymne à l'ami(e) perdu, réel ou fantasmagorique. L'atmosphère reste tendue, forcément. Où est-tu parti, Nick ?
THE THOUGHTS OF MARY JANE, en comparaison, est un titre plus décontracté, où l'atmosphère devient plus contemplative. Mais une fois encore, le personnage de Mary Jane mis en scène ici reste vaguement translucide, tel un fantôme qui aurait croisé nos routes. "Qui peut connaître les pensées de Mary Jane, alors qu'elle s'envole ou disparaît dans la pluie. Où elle est partie, qui elle a rencontré dans son voyage dans les étoiles". Une sorte de personnage vaguement abstrait que cet autre qui n'aura, en fin de compte, jamais croisé la route de Nick Drake...
MAN IN A SHED, l'homme dans un atelier... une évocation de son père peut-être, qui dirigeait une entreprise d'informatique, ou peut-être de ce qu'il souhaitait éviter comme futur - en vain, car au plus profond de la déprime, il y travaillera quelque temps comme programmateur, des années après. Une vie qui l'effrayait, "son atelier était pourri, envahi par la pluie, il disait qu'il y avait de quoi rendre dingue n'importe qui". Le jeune artiste avait choisi sa route, bien éloignée de celle que son passage dans les grandes écoles semblait lui tracer. "Il y avait une fille qui vivait, pas loin, lorsqu'il la voyait il ne pouvait que soupirer : elle vivait dans une si grande maison, qui lui semblait une contrée lointaine, et quand il l'appelait, elle lui répondait, désolée, il va falloir que tu trouves un(e) ami(e)". Et le couplet suivant montre l'irréelle autobiographie du morceau (n'est-ce pas lui qui se met en scène ?), "L'histoire n'est pas si nouvelle. L'homme, c'est moi, la fille, c'est toi. Ne crois pas que tu n'es pas du même monde". Cette société bourgeoise dont il était pourtant issu, et qu'il avait tant de mal à assumer, lui faisait peur, il lui était resté étranger... Une fois encore, l'arrangement du morceau est parfait, la contrebasse et le piano faisant ressortir idéalement la dynamique du jeu de Nick Drake, qui se montre une fois de plus d'une inventivité sans égale.
FRUIT TREE est un autre sommet de l'album, à l'atmosphère solennelle, admirablement suggérée par cet arrangement de cordes et le lumineux cor anglais en accentue le relief. Une réflexion un peu paradoxale sur la renommée, la célébrité sur laquelle il semble ici porter un regard distant, impression peut-être suggérée par sa récente signature chez Island. Paradoxale car il vivra très mal l'insuccès commercial de FIVE LEAVES LEFT, lequel contribuera, dans une très large mesure, à l'entraîner dans cette spirale dépressive alors qu'il avait un besoin de reconnaissance sans doute exagéré. "La renommée est comme un arbre fruitier, si insensée, jusqu'à ce que ses racines prennent dans le sol". Un peu surréaliste... "Tant d'hommes célèbres ne peuvent jamais trouver leur route avant que le temps n'ait fui, loin du jour de leur mort". L'idée, peut-être prémonitoire encore, qu'un jour peut-être, quelqu'un écouterait la chanson qu'il avait envoyée vers les étoiles, longtemps, longtemps auparavant...
SATURDAY SUN, dernier titre, commence par un piano (tenu par ND himself) qui suggère une atmosphère plus détendue, au même titre que le vibraphone, mais encore une fois ce n'est qu'en surface, le texte est encore profondément désespéré, "Le soleil de samedi est apparu tôt un matin, dans un ciel bleu. Il est venu sans prévenir, personne ne savait que faire." "Je me rappelle les gens et les endroits, ils avaient l'air bien ainsi, mais le soleil de dimanche ne me verra pas aujourd'hui". On peut y voir diverses significations, il apparaît clairement qu'il les visitera les unes après les autres, avec la dépression l'enfermement et le repli sur lui-même, et la fin, libératrice peut-être, définitive sûrement... "Alors dimanche s'est assis dans le soleil de samedi, et pleura pour un jour qui s'en est allé".
Encouragé par le succès critique de cet album, Nick Drake tentera une tournée, mais qui pour lui tournera au cauchemar, la scène devenant vite un supplice pour lui, incapable de communiquer avec un public auquel il va jusqu'à touner le dos. Il y mettra vite un terme pour se consacrer à l'album suivant, BRYTER LAYTER. C'est une autre histoire...
FIVE LEAVES LEFT fut salué comme un chef-d'œuvre mais ne rencontra pas son public, ce qui dans une certaine mesure sera la rupture de ce qui avait maintenu Drake dans une dynamique positive, les période dépressive allaient alors se succéder. Il nous reste un disque inaltérable, un de ceux que l'on garde avec soi le temps d'une vie.
_________________ Jamais ne fut de temps où toi et moi n'ayons existé. Et jamais ne viendra de futur où nous cesserons d'être...
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