Un peu de littérature ??
On a donc demandé, de la part de Bob, à ce guitariste professionnel très calé de venir pour, contre rétribution, contribuer au nouvel album de Dylan. Il arrive donc, entre dans les studios, arrive là où ça se passe, où se trouve les musiciens, la prod, les micros, les cabines, terrain connu. Il décline son identité, voilà, je viens pour, etc. Très bien, oui, c’est bien ici, mais ce n’est pas là que tu vas jouer, suis moi. Un petit dédale de couloirs, pardon pardon, c’est étroit quand il faut se croiser, surtout encombré d’une guitare folk haut de gamme, on est arrivés. Le type, souvenons-nous, un professionnel, observe tout ça imperturbable mais estomaqué au fond de lui (ne rien montrer) : on est dans la petite salle de repas, réservée au personnel de ménage de l’immeuble, meublée d’une table et de quatre chaises. Deux de part et d’autre de la table. Les autres, l’une de guingois sur l’autre, dans un coin, à l’opposé du réfrigérateur débranché. Sur la table, un magnéto. Deux micros connectés, l’un vers une chaise servant d’assise à Dylan, l’autre vers l’autre. On le laisse avec Dylan, en refermant soigneusement la porte. Il n’y a plus qu’eux et Dylan ne le regarde pas, il est pensif, n’a pas ses lunettes, il a sa guitare sur ses genoux, il attend. Notre guitariste est un professionnel, heureusement, il comprend donc, il sort sa guitare. Dylan se met à jouer. Notre guitariste le regarde, attend. Dylan s’arrête. Le gars regarde Dylan et comprend. Dylan reprend, pareil, sur le mi, un grattement basique et notre professionnel ajoute les notes qui font mélodie. A un moment, Dylan se met à chanter. Le texte de cette chanson est insignifiant. C’est le son, la sonorité des syllabes et des liaisons qui comptent. Une texture qui doit adhérer en tournoyant au grattement des accords de Dylan et aux notes du guitariste professionnel pour donner une mélopée, une boucle mais pas ronde, elliptique plutôt, je veux dire, en forme d’ellipse, un rotorelief, mais en bruit et non pas visuel. La bande du magnéto, elle, fait des beaux ronds pour catcher analogiquement ces ondes. On n’a pas vu qui l’a lancée ni quand. Elle trace. Se produisent des transformations de nature psychédélique mais causées par aucune autre chimie que les processus méconnus affectant des aires cérébrales non identifiées à la suite d’un transport d’influx par le nerf auditif : le musicien, le requin de studio prend conscience d’être dans une cathédrale, immense immense. Les volumes de ses notes, des accords de Dylan, de la voix de Dylan, sont décuplés, mais ceci ne s’accompagne d’aucun écho, pas de réverbération. Juste une extraordinaire montée de décibels, loin au-dessus du seuil de douleur établi par les physiologistes, dont l’effet morbide est neutralisé. Le guitariste entend incroyablement fort, incroyablement clair. La musique qu’il émet, que Dylan et lui émettent, est d’une netteté et d’une blancheur parfaites. Elle dessine des angles dont les pointes lancinantes émergent aléatoirement sur une base de rythme giratoire. Le guitariste réalise aussi à quel point le chant de Dylan est de haute qualité. Il pousse et écarte les difficultés et les limites, la voix est tendue et fragile mais déterminée, et elle domine avec aplomb, arrogance par moments, les sons que Dylan veut triturer, travailler, allonger ou choquer, coller et couper, aimer. C’est un état de perte de soi dans lequel sombre le musicien, un genre d’état dans l’état de soi, une globalisation d’être, une poupéerussification. Lui et Dylan donnent musicalement forme à l’hélice de Watson, cette séquence chansonnière de ces deux types formule un ADN d’un autre type. A un moment, Dylan se met à jouer de l’harmonica. A un moment, autre, il recommence à jouer de l’harmonica. Hypnose. Le guitariste dodeline du buste, devenu balancier d’horloge, selon une sinusoïde au calcul fixé sur la grille d’accords. Au moment exact où Dylan lui envoie le signal dans le dialogue secret de leur harmonie complète, il cesse son jeu. Dylan appuie sur le bouton « stop », sort un crayon de la poche de sa veste, un bout de papier, griffonne « Desolation row take # 3 ». Il ne regarde pas le guitariste, qui comprend, se lève, quitte la pièce en saluant et en remerciant par cette consistance de silence propre aux initiés. Il retrouve les gens dans le studio, les autres musiciens, la prod. Il signe la feuille de présence, on note, heure de début, heure de fin, un coup de tampon, il sera payé. Dylan choisira cette version pour dernier morceau de la face B de Highway 61.
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