Un critique musical avait dit, à propos de « Mardi Gras », que John Fogerty avait frisé la Correctionnelle en sortant cet album hétéroclite qui marquait le Chant du Cygne pour le groupe. Sur la base de cette remarque à connotation juridique, j’ai imaginé le procès :
Voici les minutes du procès en correctionnelle musicale de John Fogerty et de ses deux acolytes, Stuart Cook et Douglas Clifford dit Cosmo, fortement soupçonnés d’avoir volontairement fait paraître en réunion, un piètre album qu’ils avaient intitulé « Mardi Gras », ne craignant pas de décevoir des milliers de fans de leur groupe, le Creedence Clearwater Revival. Les faits remontent au mois d’avril 1972, mais s’agissant du domaine de la musique, ils demeurent imprescriptibles. Chuuuuuuuuut, l’audience va commencer :
Le juge unique et président du Tribunal :
Mesdames, messieurs, nous allons juger de la qualité du dernier album que le Creedence Clearwater Revival a sorti en 1972, avant qu’il n’annonce officiellement sa séparation au mois d’octobre de la même année. Les faits qui lui sont reprochés par la presse musicale, sont respectivement d’avoir rompu le contrat de confiance qui le liait à ses admirateurs et de les avoir trompés sur la qualité de l’album « Mardi Gras ». Le disque incriminé est ici bénévolement défendu par M. Blueridgerangers. La parole est à M. le Procureur de la Musique, qui défend les intérêts de tous les amateurs de rock des années 60 et 70.
Le Procureur :
Mesdames, messieurs, je m’étonne tout d’abord de la tenue de ce procès en réhabilitation, étant donné que la cause de l’album « Mardi-Gras » est entendue depuis bientôt 37 ans. En effet, même John Fogerty, ancien leader du Creedence Clearwater Revival, a toujours reconnu qu’il n’avait pas pu réaliser ce disque dans des conditions satisfaisantes et ce pour des raisons à la fois conjoncturelles et structurelles. Conjoncturelles , car son frère aîné Tom avait quitté le groupe dès la parution de l’avant-dernier album « Pendulum » et que par ailleurs, John se trouvait en conflit ouvert avec les responsables de la maison de disques Fantasy, coupables selon lui, de l’avoir arnaqué et spolié. Structurelles ensuite, car Stuart Cook et Doug Clifford, dit « Cosmo », ne supportaient plus le diktat permanent de leur leader, qui décidait de tout, composait tout, produisait tout et, bien sûr, décrochait le jackpot en matière de cachets. J’ajoute, M. le Président, bien que cette précision soit inutile au procès en cours, que John Fogerty s’en est toujours défendu, précisant que ses acolytes étaient bien contents qu’il soit au four et au moulin. Mais revenons au disque
« Mardi-Gras ». M. le Président, quel honnête amateur de musique rock, peut admettre sa durée : 28 minutes et trente secondes, pour expédier 10 chansons ! Cela relève à la fois du je-m’en-foutisme et du vol manifeste ! 28’30 monsieur le Président, une durée à peine plus longue que celle des super 45 tours de notre jeunesse. Et puis alors les titres … ah, les titres …. John Fogerty a prétendu avoir voulu répondre positivement aux attentes des autres membres du groupe, en répartissant équitablement les compositions. Soit, l’idée n’est pas mauvaise et ne mériterait que des éloges si les 3 lascars s’étaient donné la peine de développer leurs compositions. En fait, M. le Président, la vérité est toute simple : John Fogerty était tout d’abord concurremment marqué par le départ de son frère et par les soucis contractuels qui le liait à sa maison de disques. Cela avait immanquablement obéré sa créativité. Et puis, M.le Président, soyons clairs : M. Fogerty n’avait plus rien à prouver ; il avait tout dit, tout expérimenté au sein de son groupe durant les trois années fertiles qui l’avaient vu se hisser au sommet de tous les charts grâce à 6 albums en tous points magnifiques et jouissifs. Mais ce
« Mardi-Gras », M. le Président, n’est en aucun cas représentatif de la valeur de Creedence. Du country-rock vite fait, saupoudré ça et là de rock ou de slows que même une humble formation de bal n’oserait pas jouer dans les campagnes françaises les plus reculées ! J’ajoute par ailleurs, qu’un seul 45 tours simple a été extrait de cet embryon d’album, si l’on exclut « Sweet hitch-hiker » couplé à « Door to door », sorti bien longtemps avant le 33 tours, en juillet 1971. Et pour asseoir mes assertions, permettez que j’informe la cour du fait que ces deux 45 tours simples n’ont absolument pas affolé les charts, ni laissé une trace indélébile dans le paysage musical rock. Pensez, « Sweet hitch-hiker » ne s’est classé que 6ème aux USA, tandis que « Someday never comes » n’a jamais atteint que la 25ème place des mêmes charts américains. Le public ne s’y était donc pas trompé, lui qui n’a réservé qu’un piètre accueil à ces titres bien peu emblématiques. M. le Président, me permettez-vous de poser une question à la défense ?
Le Président : demande accordée, monsieur le Procureur de la Musique
Le Procureur :
M.Blueridgerangers, admettons que vous vouliez faire connaître le Creedence Clearwater Revival à un amateur de rock qui fréquente le forum dédié au rock des années 60/70. Lui feriez-vous écouter en premier, je dis bien en premier, l’album « Mardi-Gras » ?
Blueridgerangers : Oui, assurément, si il aime le country-rock.
Le Procureur :
M. le Président, je constate que la défense tente de biaiser le débat, alors que tout les amateurs de musique savent que Creedence, avant ce « Mardi Gras » qu’ils ont commis dans un moment d’égarement, avait l’art de fédérer tous les goûts, quels qu’ils soient, à l’image des plus grands. La défense croit-elle que c’est uniquement avec du country-rock que ce groupe aurait acquis une telle notoriété ?
Blueridegerangers :
c’est pourtant bien avec
« Proud Mary » qu’ils ont accédé à une notoriété planétaire et, que je sache, « Proud Mary » est d’inspiration country, tout comme «
Bad moon rising », «
Lodi », ou
« lookin’out to my back door » qui en est l’exemple le plus criant, ou encore
« have you ever seen the rain ? ».
Tous ces titres ont allègrement gravi les plus hautes marches des charts et demeurent les clés de voûte de la carrière du groupe. De plus, il est bon de signaler que « Proud Mary » a été repris magistralement par
Ike and Tina Turner, mais ça beaucoup le savent, Salomon Burke, the Checkmates Ldt, Ducks Deluxe, Amen Corner, etc …, etc … avec, comme dénominateur commun à toutes ces reprises, un classement enviable dans les charts. Plus qu’un genre de musique, les Creedence ont véhiculé un rock américain intemporel et pourtant contemporain, en dignes héritiers des pionniers, sans toutefois faire l’impasse, quant aux influences, sur le rock britannique des années 60. Et cette recette a été pleinement appliquée pour la confection de l’album « Mardi Gras » ici honni.
Le Président : M. le Procureur, j’attends votre réquisitoire.Le Procureur :
il sera court M. le Président, car j’en ai déjà développé l’essentiel. Il me reste à ajouter que « Mardi Gras » ne mérite absolument pas une chronique dans le forum rock des années 60/70. De par ses racines country, il va déplaire à beaucoup de ses membres qui ont déjà fort à faire ailleurs avec tous ces albums, tous ces artistes, tous ces groupes, qui devraient faire l’objet d’une chronique parce qu’ils sont de qualité. M. Blueridgerangers va faire perdre du temps à des spécialistes éminents comme Greg le méchant, lou, Laurent, Harvest et tous les autres membres que je ne puis citer car j’alourdirais mon réquisitoire. Et je ne parle même pas de witchy cow qui broute les herbes folles tantôt dans le pré des folkeux, tantôt dans les pâturages de la chanson française et qui n’a que faire d’un album qui n’est ni folk, ni français, ni rien du tout d’ailleurs. Un pauvre album mal fichu, réalisé à la hâte, alors que les membres restants du Creedence Clearwater Revival avaient déjà la tête ailleurs et n’y croyaient plus vraiment. John fourbissait ses armes à la veille d’une bataille contre sa maison de disques, surveillant quand même du coin de l’œil son album solo qui mijotait à feu doux dans la kitchenette, Doug, le batteur, salivait d’impatience en attendant de réaliser son album solo, et le bassiste Stu Cook (celui qui porte des lunettes) songeait à la meilleure manière de bouffer à tous les rateliers après le split du groupe. Alors vous pensez M. le Président, ce qu’ils avaient à en faire de ce
« Mardi Gras » dont on a que trop parlé !
Je réclame donc comme peine principale, l’oubli pur et simple de cet album et ce, dans l’intérêt du prévenu, John Fogerty, afin que son image demeure intacte. Comme peine complémentaire, je demande que l’on ne retienne plus de Mardi Gras que la fête qui y a trait, le nom d’un groupe chroniqué par M. Blueridge et le titre d’un album de l’excellent Zachary Richard.
Le Président : M. Blueridgerangers, j’attends votre plaidoirie.
Blueridgerangers, défenseur :
Mesdames et Messieurs, « Mardi Gras » a pâti de circonstances particulières qui ne lui ont pas permis d’être apprécié à sa vraie valeur. Certes, comme M. le Procureur de la Musique l’a précisé, sa durée d’écoute est courte : 28’30. Faut-il pour autant le renier sur cet a priori ? Lors de sa sortie, des rumeurs de split commençaient déjà à circuler et Tom Fogerty s’épanchait dans la presse, contant à qui voulait l’entendre qu’il en avait eu marre de jouer « Proud Mary » tous les soirs et de parcourir le monde dans l’ombre de son petit frère. Et, pour que tout le monde comprenne bien, joignant la guitare à la parole, il avait même réalisé un SP intitulé « Goodbye media man ». Dans ce contexte, il est bien évident que « Mardi Gras » partait mal. De plus, ce disque avait le redoutable honneur de succéder au luxeux et luxuriant « Pendulum », tout auréolé de platine rien qu’au niveau des pré-commandes. Aussi, je vous demande de prêter une oreille attentive à ceci :
http://www.youtube.com/watch?v=NwNuQulK6N0
« Someday never comes » fait partie de mes ballades préférées et je suis loin d’être le seul. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire les réactions des auditeurs dans Youtube. Petit frère de « (Wish I could ) Hideaway » de l’album Pendulum, ce titre prouve que la verve créative de John est intacte. Vous ne manquerez pas de remarquer l’émotion, la nostalgie, qui se dégagent de cette chanson quasi incantatoire. Les arrangements empreints de soin et d’originalité ne vous auront pas échappés non plus. Pour un album raté, les détracteurs en sont pour leurs frais. Donc, selon ma logique, « someday never comes » est le pendant de « Hideway » présent sur Pendulum et n’aurait absolument pas dépareillé dans cet album.
Ecoutez à présent ce titre là :
http://www.youtube.com/watch?v=SRuyXhSRGrk
« Sweet hitch hiker » est un blues/rock de la meilleure veine qui possède toute la fougue, toute la puissance, propres à Creedence. Les soli de guitare ne sont pas proposés en option et cette chanson aurait pu indifféremment s’inscrire sur la pochette de « Bayou Country » ou de
« Green River ». Là encore, la réussite est totale. Nous sommes à 2 sur 10.
Revenons à la chronologie de l’album :
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Lookin’ for a reason, un titre country de 3’25 ouvre le bal. Mené sur un solide tempo moyen, agrémenté de guitares foisonnantes, il s’insère très bien entre « Cross-tie-walker » (Green River) et « Don’t look now » (Willy and the poor boys). C’est de l’excellent Creedence qui aurait pu faire partie de l’un ou l’autre des albums précités.
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Take it like a friend, interprété d’une voix râpeuse, parfaitement adaptée aux circonstances par le bassiste Stu Cook. Ca sonne country-rock, ou plutôt rock/country, tant la guitare acérée de John Fogerty lui donne du punch 3,01 mn durant.
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Need someone to hold chanté par le batteur Doug Clifford est un slow rock du meilleur cru, la guitare et les « vocals » de John Fogerty sur le refrain inscrivant ce titre dans la lignée « Creedencienne » traditionnelle.
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Tearin’up the country (qui avait fait l’objet d’un simple) est un country rapide, énergique, virevoltant, encore une fois magnifié par la guitare de John. Là, une fois de plus, nous sommes proches de « Don’t look now ». Doug chante à merveille et nous découvrons l’impensable : Les membres de Creedence étaient donc réellement polyvalents, tant au niveau de la composition que de l’interprétation (chacun chante tour à tour et démocratiquement un titre de sa compo sur « Mardi Gras »)
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Someday never comes clot la face A. Je ne m’en lasse pas. Ce gué entre rivages sereins et berges abruptement rocks … quelle trouvaille géniale !!!
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What are you gonna do ouvre la face B. Chanté par Doug Clifford, le titre alterne de la même façon périodes calmes et envolées rapides. La guitare cisèle des soli de toute beauté, tandis que les fûts retentissent de breaks du meilleur effet et parfaitement opportuns.
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Sail away lui succède. Interprété par Stu Cook, l’ intro est un peu « decrescendo » à la guitare. Un mid tempo encore, qui dispose d’une bien jolie mélodie divinement mise en relief par le bassiste. Le dosage country /rock and slow est parfait. Rocker ou non, chacun y trouve son compte.
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Hello Mary Lou, gros hit de
Rick Nelson quand il se prénommait encore Ricky, est chanté par John dans la tonalité country rock qui respecte l’original à la lettre. Normal, Ricky Nelson fait partie des idoles de John. Rythme enlevé, guitare lumineuse, il n’y a pas à dire, John Fogerty s’y entend pour les reprises.
Et voici ce que cela donne :
http://www.youtube.com/watch?v=A1kXlDq3rhU
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Door to door du bassiste Stu Cook est un blues/rock implacable, qui, par la magie d’une voix et d’une guitare acérées, longent les frontières du hard (à distance respectable) pendant 2,07’. Face B du simple « sweet hitch hiker », « Door to door » aurait dû cartonner dans les charts, car c’est du Creedence grand cru, millésimé « Bayou Country » par exemple.
• Et l’album s’achève hélas déjà, avec ce
« sweet hitch hiker » dont nous avons parlé. Que vous dire de plus, sinon que la guitare arrache tout sur son passage, que John est en voix et que le batteur frappe sur ses fûts comme si sa vie en dépendait ??
Alors, M. le Président, il est vrai que John Fogerty ne garde pas un bon souvenir de cet album qu’il a souvent un peu brocardé lors de ses interviews. Mais le fait est, mesdames et messieurs, qu’en vérité ce n’était pas l’album, les chansons ou l’orientation en eux-mêmes que John reniait. Non, ce sont les conditions exécrables dans lesquelles cet album a été conçu. Dissensions et révolte au sein même du groupe dont les membres étaient pourtant au diapason depuis 1959, départ de Tom Fogerty, guerre déclarée contre American Fantasy, avouez que les conditions étaient loin d’être idéales. Mais croyez-moi, le sang créatif coule dans les veines de ce Mardi Gras, même si d’aucuns en doutent. En tout état de cause, hormis les aficionados « exclusifs » du 1er album et de Bayou Country, qui, de toute façon, avaient décroché dès la sortie de « Green River », je n’ai rencontré personne qui ait eu envie de cracher sur ce disque.
Alors, d’un côté la presse musicale vilipende et, de l’autre, le public apprécie, notamment si l’on juge par la teneur de leurs posts sur le net. Permettez-moi, M. le Président, de me ranger aux côtés de ceux qui écoutent de la musique. Je terminerai en disant que l’on a régulièrement crié « haro » sur les albums conçus par des artistes ou des groupes qui étaient alors soit en pleine déconfiture, soit pris dans le cercle infernal des tournées ou soit encore en passe d’être limogés par leur maison de disques.
Aussi, pour ne pas ouvrir un débat dans le débat, me permettrez-vous juste de citer l’album « Watt » des Ten Years After dont on disait lors de sa sortie, qu’il avait été négligé par le groupe qui n’arrêtait pas de tourner, que les compositions étaient faibles et que de surcroît, l’appât du gain facile et rapide aidant, le 45 tours issu de ce disque, couplant
« I’m comin’on » à « She lies in the morning », rappelait furieusement leur hit single « I’m going home » couplé à « hear me calling » qui était d’une toute autre valeur. Cette critique avait été faite par Rock and Folk mais les autres magazines n’étaient pas en reste pour jeter de l’huile sur le feu. Résultat, presque 40 ans plus tard, « Watt » est régulièrement cité par les « auditeurs » comme l’un des meilleurs albums du groupe et ils ont raison. Les œuvres créées dans l’urgence ou la difficulté ne sont souvent (pas toujours bien sûr) reconnues à leur juste valeur que bien des années plus tard. Gainsbourg en savait quelque chose …
Le Président :
la cour estime qu’il appartient à chacun des membres du présent forum de juger en son âme et conscience sur la valeur de « Mardi Gras », considérant que la musique est un art et que l’art doit vivre en liberté. Chaque individu peut en avoir sa propre vision, aimer ou non, et ce choix doit être respecté. Il n’est donc nul besoin de statuer, car un jugement imposerait un point de vue qui deviendrait force de loi. A-t-on jamais vu cela en musique ????? Les prévenus sont donc acquittés au bénéfice de la musique !
Mardi Gras restera donc libre d’être apprécié ou non, mais le Tribunal suggère quand même a minima …….. qu’on l’écoute avant !!!