Les années 60 en immersion.
Re: Les années 60 en immersion.
@Darkie :
juste un mot pour te dire que - en tant que lectrice régulière de tes récits - il faut que je prenne le temps de lire ce dernier épisode. On peut pas faire ça à la one again !
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- dark pink
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Re: Les années 60 en immersion.
Je te remercie Pablitta, comme vous tous, d'ailleurs, du soin que tu apportes à la lecture de mes trucs. Prend tout ton temps. J'ai pas encore fini le CM2. Faut pas bâcler, c'est sérieux 

- dark pink
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Re: Les années 60 en immersion.
1966-67, CM2, classe de Monsieur Crosais.
Les adultes… J’ai tellement envie d’en dire du mal que je n’ose pas prendre part aux conversations des mes copains à leur propos, j’ai peur qu’un d’eux répète ce que j’ai dit et que ça me provoque des ennuis.
Je dois aller au dentiste, mes dents poussent les unes sur les autres, en double file, et ça me fait mal. La dentiste m’écoute à peine et attaque à la roulette une carie qu’elle a vue en inspectant ma bouche. En quelques « bzzzoui » ça fait déjà très mal. Je le dis mais elle ne me regarde même pas. Elle continue et je me mets à hurler tant la douleur est violente. Elle commente, dubitative :
- On est très près du nerf… Mais les enfants ne souffrent pas autant que les adultes…
Je finis par hurler tellement fort qu’elle nous congédie, ma mère et moi, en nous signifiant de revenir après vingt heures quand il n’y aura plus personne dans la salle d’attente, je pourrai hurler tout mon soûl sans terrifier les autres patients.
Le soir, c’est mon père qui m’amène à la tortionnaire. Sans même me jeter un œil, elle termine ce qu’elle a commencé dans l’après-midi. J’ai tellement mal que je tremble de tous mes membres. Mes larmes m’empêchent de voir. Elle déclare à mon père :
- Puisque vous êtes là, on pourrait lui arracher cette dent qui va le gêner. En attendant, je n’avais pas vu cet abcès. Je vais lui faire des pointes de feu.
A l’aide d’un pic brûlant, elle attaque mes gencives. En plus de la douleur, il se dégage une odeur de barbecue de ma bouche avec dans le rôle des saucisses et les côtelettes : mes gencives. Ensuite, elle demande à mon père de bien me tenir et elle enfonce sa pince dans ma bouche puis entreprend de m’arracher une dent. Je n’arrive même pas à localiser où elle travaille. La douleur est telle que je pense que je vais tomber dans les pommes. Je hurle. Mon père objecte :
- Vous pourriez peut-être lui faire une piqûre, là ?
- Non ! Les enfants ne souffrent pas.
Elle s’y reprend à plusieurs fois puis exhibe fièrement ma dent sanguinolente sur laquelle il subsiste un peu de chair.
- Eh bien voilà ! Ca va aller beaucoup mieux comme ça. C’était pas la peine d’en faire tout un plat !
Bien que mon père insiste, je refuse de prononcer un seul mot pour dire au revoir à la tortionnaire. Je ne sais même plus si je vais pouvoir encore parler avec une bouche aussi meurtrie. Mes jambes tremblent et j’ai du mal à marcher. Mon père s’en rend compte et me demande :
- Tu avais mal, hein ?
- …
- La prochaine fois, j’insisterai pour qu’elle te fasse une piqûre. Tu as été courageux.
Comme si j’avais eu le choix ! Il n’y aura pas de prochaine fois avant des années. Après cette séance, je laisserai les caries ravager ma bouche sans en dire un mot à ma famille.

Les adultes… L’entreprise de plomberie vient terminer les travaux dans l’appartement du dessus, les nouveaux voisins vont bientôt arriver. Je descends dans la cour avec ma boite de Dinky Toys pour jouer tout en observant les ouvriers. Parmi eux, il y a un type que je connaissais bien, c’est Gilles, celui qui était en fin d’études quand j’étais en CP. Nous avons grandi tous les deux mais nous nous reconnaissons. Il s’échine sur une cintreuse et je l’invite à jouer avec moi. Il décline mon invitation car il bosse mais il s’accroupit un instant pour voir mes nouvelles bagnoles. Nous discutons un peu et un autre ouvrier, qui semble être le chef, hurle :
- Gilles ! Ici !
Gilles se relève et le rejoint vivement. Il n’a pas le temps de lâcher un mot, l’autre lui colle une tarte dans la gueule.
- C’est fini la rigolade ! Ici, on travaille !
Je pense que Gilles, qui est plus grand que lui, va le massacrer mais je le vois clairement serrer les poings, toiser son agresseur et ravaler ses paroles. Quand nous sommes à nouveau seuls, il m’explique :
- Dès que mon apprentissage est fini, je me barre de cette boite. Les autres sont sympas, mais lui, c’est un sale con. Tant pis pour eux, ils croient qu’ils me forment pour leur entreprise mais c’est une autre qui en profitera. Un jour, ils tomberont sur un apprenti qui lui pètera la gueule à ce con !
Les adultes… Il y en a plein qui sont gentils, mais il suffit d’une dentiste stupide ou d’un chef d’équipe crétin pour tout gâcher. Même mon père s’est écrasé devant mon arracheuse de dents ! Il n’est pas spécialiste en douleur infantile mais il a bien vu que j’en bavais et pourtant, il l’a laissée faire, il l’a même aidée. Les adultes ont beau faire les malins, ils sont comme nous les mômes, leurs chieurs ont un pouvoir de nuisance largement disproportionné par rapport à leur nombre mais ils pourrissent la vie comme s’ils étaient des millions.
Les adultes… Ils pourraient s’abstenir de la ramener, parfois. Le seul qui ne me bassine pas avec la guerre, c’est celui qui en a tellement bavé pendant qu’il en cauchemarde une nuit sur deux. C’est mon grand-père. Pour lui, pas question de dire : « Une bonne guerre, ça leur ferait du bien ! » Il sait au plus profond de lui le mal que ça peut faire. Il ne souhaite ça à personne, même pas à ses ennemis d’autrefois, c’est dire. Dès que je râle pour quelque chose, le « pendant la guerre, t’aurais fermé ta gueule » n’est pas loin. En fait, j’en sais rien, je ne suis pas plus courageux que les autres mais je ne l’aurais peut-être pas fermée ma gueule, après tout… C’est tellement monstrueux ce qu’ils racontent. Il n’y a pas pire que les nazis. Cela dit, les récits des adultes sur la deuxième guerre mondiale m’ont forgé une certitude : de même que j’aurais été Noir pendant l’esclavage, j’aurais été Juif pendant cette période. J’ai grandi depuis qu’on m’a expliqué l’esclavage. Je ne dis rien. Les adultes, il y a des choses qu’il ne faut pas leur dire, ils ne les comprennent pas. Ma solution pour ne pas collaborer avec ce que je ne veux pas, à plus forte raison pour ne pas collaborer avec l’horreur, c’est d’être membre à part entière du camp que j’ai choisi. J’espère qu’on pourra finir le programme d’histoire car la deuxième guerre mondiale est à la fin et j’aime bien la manière d’expliquer du maître. Il fait des petites remarques qui m’amusent : « Louis XIV prend une décision stupide… » et à la fin de la leçon, j’ai une bonne idée de ce qui s’est passé.
Au départ, j’aurais voulu aller dans l’autre CM2, l’autre instit annonce des punitions énormes, cinq mille lignes ! Dix mille lignes ! mais ne les donne jamais. Monsieur Crosais n’annonce jamais de punition qu’il ne donne pas. Elles ont souvent des libellés humoristiques : « Manger des produits non comestibles » si on est pris à mâcher du chewing-gum, par exemple. Mais elles prennent des heures à écrire car on doit conjuguer le verbe aux seize temps connus. Et attention ! Si on met les temps du futur à la forme affirmative, « je mangerai des produits non comestibles », par exemple, on doit tout recommencer car on y affirme qu’on recommencera nos âneries ! C’est pas si grave. Je me suis fait punir une fois exprès en bouffant ostensiblement un Malabar pour utiliser mon énorme stylo à seize couleurs tout neuf : une couleur par temps et j’ai écrit le futur en jaune parce que c’est ce qu’il regarde en premier. Il n’a pas moufté, je connais mes conjugaisons par cœur. Hé ! je suis toujours premier au classement, faut bien que ça serve !
Ce qui me déplait vraiment, c’est sa façon d’interpeller mes potes qui sont derniers. J’ai toujours été pote avec les derniers, c’est pas normal, ni pour eux ni pour moi, mais c’est comme ça. Il les appelle : « la gourde ! la vermine ! » Ca leur fait de la peine et ça m’en fait à moi aussi. Il pourrait utiliser des mots moins méchants. Mais comme dit mon pote Gourmas qui est aussi régulièrement dernier que je suis premier : « au moins, lui, il ne cogne pas… »

Avec lui, les leçons sont souvent marrantes. On apporte en classe une pomme, des marrons, des hannetons, etc… pour les étudier. Je suis expert en capture d’insectes, je distribue des hannetons à tous ceux qui n’arrivent pas à en attraper. Dans ma boite, deux spécimens sont comme morts. Ils sont collés l’un à l’autre par la queue, leurs pattes recroquevillées sur l’abdomen et leurs antennes raplaties. L’un est tourné vers le ciel et l’autre vers le sol. La queue du plus gros pénètre dans l’autre. Devant ma mine perplexe, Déjarre, un redoublant, se marre en les voyant et me conseille :
- Va les montrer au maître, demande-lui pourquoi ils font ça !
J’ai un doute mais Déjarre arbore un sourire narquois qui laisse présager une rigolade alors je ne résiste pas :
- Regardez, m’sieur (Crosais ne veut pas qu’on l’appelle maître), qu’est-ce qu’ils ont mes hannetons ? Ils sont morts ? Je les jette ? Je les décolle ?
L’instit est gêné et fournit une réponse bafouillée :
- Ils n’ont rien… Ils dorment… Laisse-les… Ils vont se réveiller…
Déjarre et d’autres se marrent. Je pense que j’ai compris mais j’attends la récré pour avoir des explications :
- C’est dégueulasse ce que tu as fait, tu as montré des hannetons qui s’enculent au maître ! C’est bien parce que t’es premier que t’as pas eu de punition !
- C’est normal que j’aie pas eu de punition ! C’est pas moi qui leur ai dit de s’enculer aux hannetons ! Et c’est normal que le maître n’en parle pas, c’est dégueulasse !
- Ouais, t’as raison, c’est dégueulasse…
Nous sommes d’accord : c’est dégueulasse ! Je n’ai que mes hannetons qui soient dégueulasses, Déjarre, lui, il a des bouquins dégueulasses, des Satanik. Il en apporte parfois mais on a du mal à les regarder, si on se fait choper, c’est la râclée par le dirlo. Déjarre dit que c’est normal que Satanik tue toutes les femmes qu’il encule parce que c’est dégueulasse. Je ne suis pas de son avis et Satanik me fout les jetons. Sur une des rares images que j’ai vues, il enfonce une planche à clous dans le ventre d’une femme nue. Cette image m’empêche de m’endormir quand elle me vient à l’esprit le soir. Mais je n’en dis rien à personne.

Les nouveaux voisins finissent par arriver dans leur 403 antédiluvienne. On entend enfin du bruit dans l’appartement du dessus. Le couple, plus âgé que mes parents, a trois enfants. Les deux garçons ont respectivement un et deux ans de plus que moi et la fille est mon aînée de trois ans. J’admire la fille et le plus âgé des garçons car ils sont en fin d’études. Je voudrais faire pareil après le CM2 pour devenir ensuite musicien. Le plus jeune frime d’une manière qui m’énerve car il va au lycée en vélo dans la ville d’à-côté et je n’ai surtout pas envie de faire comme lui bien que ce soit ce qui me pende au nez. Sans doute parce qu’il va faire des études et que les autres n’en font pas, il a une sorte d’autorité sur sa fratrie. Il la ramène comme un adulte assez souvent pour dire des conneries. Il me soutient mordicus que mes parents doivent « faire rentrer » des centaines de bouteilles de vin par an, tout ça parce que son père le fait. Il faut aller déranger ma mère pour le convaincre que nous n’achetons qu’une bouteille de pinard par mois. Et même quand ma mère lui explique la situation, il ne la croit pas vraiment. Il faut qu’elle se fâche légèrement en souriant : « Tu ne serais pas en train de ma traiter de menteuse ? » pour qu’il admette qu’il a tort. Il affirme que le sel au petit garçon qui en met sur la queue d’un oiseau est le sel « Cébos ». Je lui rétorque que ce sel s’appelle « Cérébos ». Il n’en démord même pas en ayant une salière de la marque sous les yeux ! Chez lui, ce sel s’appelle « Cébos », un point c’est tout ! Mais il n’ira pas chercher la preuve dans sa cuisine car son sel à lui doit y rester et nous n’avons pas le droit d’aller dans cette cuisine, sa mère l’interdit en dehors des heures de repas.

Il a décrété que les Dinky Toys sont nulles, trop grossières. Il préfère les Norev, plus fines, selon lui. Je ne suis pas d’accord mais c’est amusant de comparer nos collections alors je m’inscris au club Norev. Avec une dizaine de bons qu’on trouve dans chaque emballage de miniatures, on peut en avoir des gratuites. Pour moi, l’intérêt principal des Norev est qu’elles sont moins chères que les autres parce qu’elles sont en plastique. Je me constitue très vite une belle collection n’osant pas m’acheter des disques avec l’argent qu’on me donne parfois aux fêtes et anniversaires.

J’ai trouvé une mine insoupçonnable de Norev anciennes dans une des quincailleries de ma rue. Dans une rue aussi longue que la mienne, il n’y a que trois magasins : une épicerie et deux quincailleries à une cinquantaine de mètres l’une de l’autre. Dans celle qui fait le coin, on trouve à peu près tout et dans la plus proche, on trouve à peu près rien. Mais les deux semblent florissantes. Je ne veux jamais rater une occasion d’aller dans la plus étrange d’où je ressors le plus souvent sans aucun objet. Quand on entre, la clochette retentit mais on n’attend jamais moins de cinq minutes, montre en main, que la tenancière fasse son apparition. On a le temps de contempler des dizaines d’objets totalement inutiles. Pour certains, je sais qu’ils ne servent à rien mais je sais pourquoi. Pour d’autres je n’ai aucune idée de l’utilité ni même de l’inutilité qu’ils peuvent avoir. Il y a des sortes de saladiers remplis de pétales de fleurs, des cadres « en or » pour y mettre des tableaux, et des objets biscornus pour lesquels j’espère qu’un mode d’emploi est fourni tant leur insertion dans la réalité semble improbable. Pourtant, avant même que la femme arrive, je me sens bien dans cet endroit. J’ai du mal à définir ce que je ressens, je suis comme dans l’atelier d’une fée de dessin animé. Je ne regrette jamais d’avoir attendu. Quand elle arrive, c’est à chaque fois une apparition. Elle est belle, grande, fine, avec des vêtements colorés que je n’ai jamais vus ailleurs. Elle se fout complètement de ce que je suis venu chercher. Elle commence avec sa voix mélodieuse :
- Vous avez vu ? Je me suis fait livrer ces pots-pourris, je n’ai pas pu résister. Vous pouvez les mettre partout, dans votre salon mais ils feront merveille dans une chambre…
Comme si je décidais de ce qu’on met dans le salon chez moi ! Elle me vouvoie et me parle comme à un adulte. Je ne l’interromps jamais. J’écoute tout ce qu’elle dit sans vraiment comprendre. Je laisse sa voix me bercer. Une fois, elle arrive dans la boutique avec une serviette sur la tête. Elle la retire et met en place ses cheveux humides en se regardant dans un des multiples miroirs disposés un peu partout. C’est adorable. Elle n’arrête pas de parler pour autant. Quand je ressors, je suis abasourdi et heureux. J’ai totalement oublié ce que je n’étais pas venu acheter chez elle. Elle ne m’a d’ailleurs rien demandé, elle se fout complètement de ce que je suis venu faire dans sa boutique et à aucun moment elle ne m’a demandé ce que je voulais. Je n’ai pas ouvert la bouche une seule fois. Elle me salue avec grâce :
- C’était très plaisant de parler avec vous. Revenez quand vous voulez. A bientôt !
Je reviens dès que je peux. Bien que je passe devant sa boutique plusieurs fois par jour, je n’ose pas y aller sans raison mais j’en ai envie à chaque fois. Je voudrais bien lui acheter quelque chose. Ma mère a dit :
- On ne voit jamais personne acheter quoi que ce soit, dans cette boutique. Si ça continue, elle finira par fermer.
J’aimerais bien l’empêcher de mettre la clé sous la porte mais je ne vois pas comment. D’autant que dans l’autre quincaillerie, il y a tout ce qu’on veut.
En fouillant dans le rayon Norev de cette boutique où on trouve tout, j’ai déniché, derrière un carton, une bonne douzaine de modèles anciens qui ne sont plus au catalogue. Sur les boites, les prix sont encore en anciens francs. Il y a deux Arondes et je n’en ai pas. J’achète la bleue ciel et laisse la rouge. Je n’ai pas assez pour prendre la Frégate Grand Pavois et je dis à la patronne, une grand-mère bienveillante, que dès que j’aurai les sous qui me manquent, je viendrai lui acheter. Je commets l’erreur de parler de mes découvertes à l’aîné des voisins en lui demandant de ne pas le dire à son frère et bien qu’il me promette de garder le secret, il révèle tout à son cadet dans les deux minutes qui suivent. Comme il est le petit dernier, prodige de la famille, il a droit à un peu d’argent quand il en demande et il fonce à la quincaillerie pour me rafler la Frégate sous le nez. Il en revient contrarié. Il n’a pas vu la queue d’une Frégate et la patronne n’a voulu lui céder que l’Aronde rouge en prétextant que les autres n’étaient plus à vendre. Je raconte l’histoire à ma mère et elle me donne ce qui me manque pour acheter la Frégate mais si elle n’est plus dans le magasin, je ferai chou blanc. Quand j’arrive, la quincaillère m’accueille :
- Je suis bien contente de te revoir, ton copain, il n’est pas charmant du tout ! Tu sais ce qu’il m’a dit ? Il m’a dit avec son air supérieur : « Vous savez que vous n’avez pas le droit de refuser une vente ! » Non mais ! Je refuse ce que je veux, surtout à des gens aussi peu aimables !
- Oui… Mais j’arrive trop tard. Il m’a dit que vous n’aviez plus la Frégate.
- Mais si ! Bien sûr que je l’ai encore ! Viens voir !
Elle m’entraîne derrière son comptoir et me montre une étagère à hauteur de genou. Il y a là tout un tas d’objets entourés avec un élastique qui retient une petite feuille de papier. Sur chaque papier, il y a écrit : « Réservé à… » suivi du nom de la personne bénéficiaire de la réservation. Sur la boite de « ma » Frégate, il y a écrit : « Réservé au garçon bavard ».
- J’ai écrit ça, je ne sais pas ton nom et c’est vrai que tu es bavard. Tu vas me dire celles que tu veux parmi les restantes et je te les garderai, tu pourras me les acheter quand tu voudras.
J’en suis heureux mais j’objecte :
- Mais si vous ne les vendez pas, vous ne gagnerez pas d’argent et vous allez fermer, comme l’autre quincaillerie. Ma mère dit qu’elle va fermer car elle n’a pas assez de clients.
- Mais non, ne t’en fais pas. Elle se débrouille très bien et moi aussi, nous ne vendons pas la même chose, c’est tout. Tiens, c’est toi qui vas le faire : tu prends un papier et un élastique et tu fais ça pour toutes celles que tu veux.
J’écris : « Réservé au garçon bavard » sur cinq petites feuilles et je les enroule avec un élastique autour des jolies boites anciennes qui figurent une caisse en bois avec des armatures. Elle me demande :
- Pourquoi vous la voulez, cette (elle lit sur la boite) Frégate Grand Pavois ?
- Elle est devenue une pièce de collection. On n’en trouve plus ou alors les gens les vendent cher. Elle a une antenne et un moteur à friction. L’antenne, c’est pas rare, mais le moteur à friction si. Avant de voir celle-là, j’en n’avais jamais vue une en vrai. Vous voulez peut-être me la vendre plus cher, maintenant que vous savez ?
- Ca va pas, non ! C’est un jouet ! Tu t’en poses trop des questions, toi. Faut te reposer la tête ! Joue avec ta petite voiture, ça te détendra. Et ne t’en fais pas, les autres t’attendront sous mon comptoir le temps qu’il faudra.

Je la remercie. Elle a raison, je me pose sans arrêt des questions sur tout et sur rien. Ca m’empêche de m’endormir souvent. Par exemple, je sais qu’il est idiot de se demander si les quincaillers et les quincaillères sont toutes et tous des gens bien. Quand je serai grand, est-ce que j’arriverai à être gentil comme le sont ces deux femmes et monsieur Comode ? J’aime bien écouter les cours d’histoire de Crosais, mais il y a eu la guerre sans arrêt dans le passé. Est-ce qu’il va y en avoir une bientôt ? Et l’esclavage ? Il y en a encore ou c’est vraiment fini ? Il paraît qu’en Afrique du Sud, c’est pas vraiment fini. On devrait l’empêcher, non ? Ils font quoi, les adultes, pour faire cesser les guerres et les injustices ? Avant, je posais mes questions dès qu’elles me venaient à l’esprit mais je vois bien que j’emmerde tout le monde alors je me tais. Pour moi, c’est pire qu’avant, mes parents arrivaient souvent à m’apaiser en me répondant. Je suis le conseil de la quincaillère, je joue pour me détendre. Mais est-ce que j’apporte ma Frégate pour jouer avec les voisins ? Ils vont m’en vouloir d’être le chouchou de la vendeuse. La vie est trop compliquée.
Dans la cour de récré, on joue à la guerre. C’est le seul jeu où toute la cour joue en même temps. Nous formons deux bandes à peu près égales. La bande à Leloir et la bande à Badiare, deux élèves de fin d’étude un peu plus grands que nous tous. C’est impressionnant d’y participer, même les maîtresses et les maîtres regardent. Les deux bandes, composées chacune d’environ 300 enfants s’agglutinent aux deux extrémités de la cour laissant tout le centre désert. Quand les deux chefs lèvent la main, la cour devient silencieuse, les adultes se taisent aussi. Quand les chefs baissent leurs bras en criant : « A l’attaque ! », nous nous ruons les uns sur les autres en hurlant au centre de la cour pour simuler un champ de bataille médiéval. Nous nous battons avec des épées imaginaires en imitant le bruit de leurs chocs : « Khssiss, khssiss ! » Après quelques minutes de combat, les troupes se replient et les chefs s’avancent sur leurs chevaux imaginaires avec leurs lieutenants au centre de la cour pour parlementer et faire la paix. Puis nous recommençons jusqu’à ce que les déserteurs soient de plus en plus nombreux et obstruent le champ de bataille. Je décide assez vite que je suis mort ou blessé car le combat au corps à corps est fatigant mais je ne rate aucun assaut, c’est vraiment jouissif d’en faire partie. Le moment de silence qui n’est imposé que par deux élèves qui lèvent leur main, les cris de cinglés et la ruée qui suivent sont impressionnants.

Crosais ne fait pas les leçons de musique lui-même mais on y a droit une fois par semaine sans faute. Il nous a fait acheter un livret qui accompagne la radio scolaire.

Il pose son poste de radio sur son bureau et le règle sur la fréquence de la radio pédagogique. Il ne dit plus rien, nous devons suivre les consignes énoncées par le type qui cause dans le poste. J’adore ce moment. Nous faisons d’abord des vocalises puis nous apprenons des chansons. Je les aime toutes systématiquement, j’ai pu en apprendre les paroles à l’avance à l’aide du livret. Elles sont souvent sympas. Ma préférée, c’est l’Ode à la Joie. La musique est belle et les paroles françaises de Jean Ruault et Maurice Bouchor, c’est écrit au bas du texte, sont un message de paix et d’amour. Je pense que je les connaîtrai par cœur toute ma vie. Quand certains de mes potes font l’andouille pendant la séance, je les fusille du regard et bizarrement, ils arrêtent de déconner.

Et moi qui n’ai aucune autorité sur personne et qui ne veut surtout pas en avoir, dans la cour, j’ai droit à ma place dans le coin d’où on peut apercevoir les filles. C’est Déjarre qui est le chef de ce coin. Je lui ai menti en lui disant que j’avais une « poule » et de ce fait, j’ai un droit imprescriptible de résider comme bon me semble dans cet endroit exigu qui ne peut contenir que trois élèves. Il ne m’a pas cru et m’a mis au défi de prouver mes dires. C’était perdu d’avance mais la fille que j’avais désignée comme ma « poule » m’a souri spontanément dès qu’elle m’a aperçu. Je n’en croyais pas mes yeux alors je me suis effacé puis je suis réapparu dans son champ de vision et elle a renouvelé son sourire avec un léger signe de la main. Bien qu’incrédule et bouleversé, j’ai profité de la situation auprès de Déjarre et son complice :
- Tu vois ! C’est ma poule. J’ai le droit d’être là !
- Ouais… Si c’est ta poule, on peut pas lutter…
Depuis, je squatte de droit dès que possible cet endroit stratégique. Je profite des signes et des sourires de la part de cette fille dans cette situation uniquement. Quand je tente de la rencontrer en dehors en arrivant ou en sortant de l’école, elle m’ignore royalement. Alors je m’en contente. Ca fait de moi un des rares mecs de CM2 avec une poule « certifiée » ce qui me donne un peu de prestige auprès des redoublants. Comme je dois supporter les remarques graveleuses de Déjarre et son acolyte sur ma poule et que je n’aime pas leur manière de parler d’elle, je m’invente une vie en dehors de l’école avec cette fille dont je ne connais même pas le prénom. Je la leur raconte généreusement et ils boivent mes paroles. Pendant ce temps-là, ils se taisent ! Et je m’invente, rien que pour moi, une autre vie avec elle où elle a envers moi les privautés qui plaisent tant à Déjarre et qui me plaisent aussi, évidemment, mais j’ajoute à ça des moments tendres et des déclarations enflammées.
Dans ma classe, il y en a plusieurs, des redoublants. Ballant est le meilleur, il a deux ans de retard et nous fait marrer sans arrêt, même Crosais rigole à ses blagues.
Quand la cloche sonne en fin de récré, on doit se mettre en rang et se taire. Quand le silence est atteint, l’instit de service fait un signe et nous rentrons en classe. Ballant raconte une de ses histoires hilarantes et ne se rend pas compte que tout le monde se tait. Je vois le dirlo s’approcher vivement de lui et je veux le prévenir mais je suis trois rangs devant lui. Sans qu’il ait même eu le temps de lever la tête, Ballant reçoit de la part du dirlo une formidable claque qui le fait se plier en deux de douleur, sa joue et sa tempe sont bleues quasi instantanément. Il se redresse, sonné, toise le dirlo et lui réplique, bravache : « Vous aurez des nouvelles ! »
Sa phrase fait sortir le directeur de ses gonds, pendant que le rang avance il continue de frapper le pauvre Ballant tout en le tenant par un bras. Arrivé en classe, Ballant commence par gémir et finit par hurler. Le dirlo le frappe tellement fort qu’il tombe par terre. Au passage, sa tête heurte le radiateur et on voit du sang sur le carrelage. L’arcade sourcilière de Ballant n’a pas résisté au choc. Son visage, ses mains et ses fringues en sont couverts de rouge vif. Le dirlo quitte la classe et Crosais emmène Ballant dans la salle où on se fait soigner en cas de blessure sans désigner d’élève surveillant comme il le ferait d’habitude.
Nous sommes abasourdis. Puisque personne ne nous surveille, nous pouvons discuter.
- Tu crois qu’il va aller à l’hosto, Ballant ?
- Non, il est pas tombé dans les pommes, le maître va le soigner et il va revenir.
- Il a pas le droit de faire ça le dirlo, si ?
- Non, il a pas le droit, c’est dégueulasse et c’est pas juste. Ballant, il a juste causé dans les rangs, il aurait pu lui donner une petite claque, ça il aurait eu le droit, mais pas une râclée comme ça, ça il a pas le droit !
- On va faire une manifestation contre le dirlo ! On va l’empêcher de faire ça. Si il me faisait ça à moi, mon père viendrait lui casser la gueule.
- Ouais, on va l’empêcher de nous frapper ! Il a pas le droit !
Le maître revient avec Ballant qui est nettoyé et qui ne saigne plus. Son tablier est couvert de sang. Nous le regardons tous avec effroi. Je suis indigné et en colère. Je n’ai participé à la conversation que pour poser la question qui me tourmente : il a le droit ou pas de frapper un élève de cette façon aussi sauvage ? Il a le droit tout court, ou pas ?
Je vais avoir toutes les réponses à toutes mes questions sur la loi car la loi, elle habite chez moi ! C’est mon père. Il est flic. Il nous en parle souvent de la loi et de la façon de la faire respecter. Je saurai tout sur les droits du directeur d’école et je dirai tout à mes copains. S’il y a des trucs qu’il ne sait pas, mon père regardera dans ses gros bouquins à couverture rouge et il me dira tout, je ne lui ficherai la paix que lorsqu’il m’aura tout dit.
Dès que mon père revient au bercail, je lui laisse à peine le temps de souffler et je lui raconte toute l’histoire avec Ballant, sans rien omettre et sans en rajouter comme il le demande toujours en pareil cas à tous ceux qui lui demandent son expertise dans le domaine légal. Il m’écoute attentivement et me calme car je suis passablement énervé.
- Tu as vu ça cet après-midi ? Tu es énervé. Tu lui en veux, au directeur ? Calme-toi.
- Oui, d’accord ! Mais il a le droit de frapper les élèves comme ça le dirlo, ou pas ?
- Non, il n’a pas le droit.
- J’en étais sûr ! J’ai pas osé le dire aux autres mais j’en étais sûr !
- Personne n’a le droit de frapper les enfants, même pas leurs parents. J’en arrête régulièrement, des parents qui maltraitent leurs enfants. Ils sont jugés et souvent ils sont condamnés.
- Alors tu vas venir arrêter le dirlo ? Tout le monde l’a vu cogner Ballant ! Les maîtres et les maîtresses aussi, ils pourront le dire, ils seront obligés, ils n’ont pas le droit de mentir à la police ! Tu l’as dit ! Moi aussi je pourrai le dire et je le dirai !
- Non, je ne viendrai pas arrêter ton dirlo, ce ne sera pas à moi de le faire, ce n’est pas mon secteur. Et toi, tu ne diras rien, on n’interroge les enfants que si c’est vraiment nécessaire. Et pour que la police vienne le voir, il faudra qu’il y ait une plainte des parents du gamin.
- Alors il faut leur dire, à ses parents ! Si ça se trouve, ils ne savent pas qu’il faut porter plainte !
- Je ne voudrais pas te décevoir, mais souvent, ça s’arrange autrement. Les parents viennent voir le directeur et les gens discutent et se serrent la main.
- Ils vont pas serrer la main à quelqu’un qui a fait saigner leur fils ? Je leur dirai, moi, qu’il faut porter plainte ! Et la police viendra arrêter le dirlo.
- Non, tu ne feras rien de tout ça. Attends de voir ce qui se passe et tiens-toi en dehors des histoires. Va pas te faire prendre en grippe.
- Je m’en fous d’être pris en grippe ! Je suis toujours premier ! Si ses parents savent pas qu’ils peuvent porter plainte, il ne se passera rien ? C’est dégueulasse ! C’est dégueulasse !
- Arrête de dire ça et calme toi. Attends de voir ce qui se passera et en attendant, ne dis rien.
Le soir dans mon lit, j’ai du mal à m’endormir. Les images de Ballant cogné par le dirlo remplacent dans ma tête celles de l’ignoble Satanik.

Le lendemain, en arrivant à l’école, je tombe sur Fanion. Ce mec est une tronche, comme moi. Il est dans ma classe et il était aussi choqué que moi par le massacre, c’est le mot qu’il a employé pour parler des évènements qui nous remuent. En plus, lui, il a un an d’avance. Son père est un des médecins de la ville, il connaît aussi bien qu’un flic la loi qui doit protéger les enfants. Il me raconte ce qu’il sait avec complicité, nous avons réagi de la même façon :
- Je voulais dire à Ballant qu’on allait le défendre, tout ça, mais il a pris une râclée par son père en rentrant chez lui, il a des bleus sur les bras, il me les a montrés. Son père a dit que le dirlo avait raison…
Je suis effondré. Fanion aussi. Ballant nous fait comprendre qu’il préfèrerait qu’on ne parle plus de tout ça et qu’on joue avec lui comme avant.
A la fin de l’année, nous choisissons les livres de prix. Je choisis en premier mon « prix d’excellence », Fanion le prix d’honneur, etc… Quand les dix premiers, qui seront les seuls à être récompensés, ont choisi leur livre, il en reste un. Le maître nous explique que c’est le « prix de camaraderie » et que nous allons voter pour élire le meilleur camarade de la classe. Je m’apprête à devoir faire un discours pour exhorter mes camarades à voter pour Ballant mais la petite discussion que nous avons devant le maître avant le vote me démontre que personne n’en veut vraiment à Ballant de répondre facilement par un bourre pif quand un conflit éclate ou d’être mauvais joueur aux billes. Tous se souviennent de la façon dont il a été traité par le dirlo et il est élu meilleur camarade à la quasi-unanimité.
Crosais semble apprécier notre élan de solidarité mais il a baissé dans mon estime le jour de la râclée. Il aurait pu s’interposer, il est bien plus grand que le dirlo. Il n’a fait que regarder sans intervenir. Si madame Lebas avait été présente elle aurait osé, elle ! Être gentil avec Ballant en le soignant n’est pas suffisant !
Fanion et moi décidons en secret que nous ne serrerons pas la main du dirlo quand il nous remettra nos prix devant toute la classe. Le premier et le deuxième, ça marquera le coup. J’y arrive sans trop de difficulté en prenant mon air ahuri et en quittant l’estrade en faisant une sorte de frime comme un sportif qui vient de gagner une course. Mais le dirlo a compris mon manège et pour éviter que ça se reproduise il fait son speech à Fanion en le tenant par l’épaule. Fanion est obligé de lui serrer la louche. Il ne sourit pas une seconde pendant la poignée de mains, c’est tout ce qu’il peut faire. Je le comprends, j’aurais fait comme lui en pareil cas, j’aurais eu peur de m’en prendre une.
Quand Ballant monte sur l’estrade pour recevoir sa récompense, on sent une sorte de tension. Le dirlo est moins sûr de lui et c’est Ballant qui détend l’atmosphère en lui serrant la main avec un sourire narquois et en le toisant. Nous applaudissons l’audace de notre camarade qui mérite bien son prix.
Le dernier jour de classe, à la sortie, la mère de Sabin, le cinquième au classement général, me demande ce que j’ai retenu durant ces cinq années de primaire. Je lui réponds une banalité alors que je sais plusieurs choses de façon certaine :
- Mes hannetons ne sont pas dégueulasses quand ils se collent par la queue, ils font des petits vers blancs, on l’a appris en classe, et ça, c’est plutôt sympa.
- Satanik est dégueulasse mais comme dit Déjarre : « C’est pas en vrai, hein ! C’est pour de la fausse ! » Quand même, quelle idée !
- Taper sur des enfants, ça c’est vraiment dégueulasse !
J’aurais voulu finir l’année en beauté avec Christian. J’avais tout préparé comme il faut et je suis sûr que Christian en avait fait de même. J’avais acheté une Dinky Toys, une 4L bleue ciel et je ne l’avais même pas sortie de sa boite. Je l’avais apportée avec mes autres voitures pour jouer avec pour la première fois le dernier jour de classe, c’était notre rituel. J’étais impatient de voir la bagnole neuve de Christian. Et Christian n’était pas là. Je l’attendais en regardant les autres jouer. Le maître m’avait repéré :
- Tu ne joues pas ? Ca ne va pas ?
- Si, ça va. J’attends Christian pour commencer à jouer.
- Alors n’attend plus. Il ne viendra pas. Il est parti en vacances un jour plus tôt. Sa mère est venue me demander la permission et me rendre ses livres hier soir. Va jouer !
Et voilà ! On peut dire qu’il y a des gens qui ne respectent rien ! Je suis certain que Christian a gueulé mais que peut-on faire contre ses parents ?

J’ai sorti ma 4L tout seul comme un con et j’ai imaginé que Christian avait apporté une R16 flambant neuf. Je n’en ai pas voulu à Christian, il n’y pouvait rien.
Les adultes…
Les adultes… J’ai tellement envie d’en dire du mal que je n’ose pas prendre part aux conversations des mes copains à leur propos, j’ai peur qu’un d’eux répète ce que j’ai dit et que ça me provoque des ennuis.
Je dois aller au dentiste, mes dents poussent les unes sur les autres, en double file, et ça me fait mal. La dentiste m’écoute à peine et attaque à la roulette une carie qu’elle a vue en inspectant ma bouche. En quelques « bzzzoui » ça fait déjà très mal. Je le dis mais elle ne me regarde même pas. Elle continue et je me mets à hurler tant la douleur est violente. Elle commente, dubitative :
- On est très près du nerf… Mais les enfants ne souffrent pas autant que les adultes…
Je finis par hurler tellement fort qu’elle nous congédie, ma mère et moi, en nous signifiant de revenir après vingt heures quand il n’y aura plus personne dans la salle d’attente, je pourrai hurler tout mon soûl sans terrifier les autres patients.
Le soir, c’est mon père qui m’amène à la tortionnaire. Sans même me jeter un œil, elle termine ce qu’elle a commencé dans l’après-midi. J’ai tellement mal que je tremble de tous mes membres. Mes larmes m’empêchent de voir. Elle déclare à mon père :
- Puisque vous êtes là, on pourrait lui arracher cette dent qui va le gêner. En attendant, je n’avais pas vu cet abcès. Je vais lui faire des pointes de feu.
A l’aide d’un pic brûlant, elle attaque mes gencives. En plus de la douleur, il se dégage une odeur de barbecue de ma bouche avec dans le rôle des saucisses et les côtelettes : mes gencives. Ensuite, elle demande à mon père de bien me tenir et elle enfonce sa pince dans ma bouche puis entreprend de m’arracher une dent. Je n’arrive même pas à localiser où elle travaille. La douleur est telle que je pense que je vais tomber dans les pommes. Je hurle. Mon père objecte :
- Vous pourriez peut-être lui faire une piqûre, là ?
- Non ! Les enfants ne souffrent pas.
Elle s’y reprend à plusieurs fois puis exhibe fièrement ma dent sanguinolente sur laquelle il subsiste un peu de chair.
- Eh bien voilà ! Ca va aller beaucoup mieux comme ça. C’était pas la peine d’en faire tout un plat !
Bien que mon père insiste, je refuse de prononcer un seul mot pour dire au revoir à la tortionnaire. Je ne sais même plus si je vais pouvoir encore parler avec une bouche aussi meurtrie. Mes jambes tremblent et j’ai du mal à marcher. Mon père s’en rend compte et me demande :
- Tu avais mal, hein ?
- …
- La prochaine fois, j’insisterai pour qu’elle te fasse une piqûre. Tu as été courageux.
Comme si j’avais eu le choix ! Il n’y aura pas de prochaine fois avant des années. Après cette séance, je laisserai les caries ravager ma bouche sans en dire un mot à ma famille.

Les adultes… L’entreprise de plomberie vient terminer les travaux dans l’appartement du dessus, les nouveaux voisins vont bientôt arriver. Je descends dans la cour avec ma boite de Dinky Toys pour jouer tout en observant les ouvriers. Parmi eux, il y a un type que je connaissais bien, c’est Gilles, celui qui était en fin d’études quand j’étais en CP. Nous avons grandi tous les deux mais nous nous reconnaissons. Il s’échine sur une cintreuse et je l’invite à jouer avec moi. Il décline mon invitation car il bosse mais il s’accroupit un instant pour voir mes nouvelles bagnoles. Nous discutons un peu et un autre ouvrier, qui semble être le chef, hurle :
- Gilles ! Ici !
Gilles se relève et le rejoint vivement. Il n’a pas le temps de lâcher un mot, l’autre lui colle une tarte dans la gueule.
- C’est fini la rigolade ! Ici, on travaille !
Je pense que Gilles, qui est plus grand que lui, va le massacrer mais je le vois clairement serrer les poings, toiser son agresseur et ravaler ses paroles. Quand nous sommes à nouveau seuls, il m’explique :
- Dès que mon apprentissage est fini, je me barre de cette boite. Les autres sont sympas, mais lui, c’est un sale con. Tant pis pour eux, ils croient qu’ils me forment pour leur entreprise mais c’est une autre qui en profitera. Un jour, ils tomberont sur un apprenti qui lui pètera la gueule à ce con !
Les adultes… Il y en a plein qui sont gentils, mais il suffit d’une dentiste stupide ou d’un chef d’équipe crétin pour tout gâcher. Même mon père s’est écrasé devant mon arracheuse de dents ! Il n’est pas spécialiste en douleur infantile mais il a bien vu que j’en bavais et pourtant, il l’a laissée faire, il l’a même aidée. Les adultes ont beau faire les malins, ils sont comme nous les mômes, leurs chieurs ont un pouvoir de nuisance largement disproportionné par rapport à leur nombre mais ils pourrissent la vie comme s’ils étaient des millions.
Les adultes… Ils pourraient s’abstenir de la ramener, parfois. Le seul qui ne me bassine pas avec la guerre, c’est celui qui en a tellement bavé pendant qu’il en cauchemarde une nuit sur deux. C’est mon grand-père. Pour lui, pas question de dire : « Une bonne guerre, ça leur ferait du bien ! » Il sait au plus profond de lui le mal que ça peut faire. Il ne souhaite ça à personne, même pas à ses ennemis d’autrefois, c’est dire. Dès que je râle pour quelque chose, le « pendant la guerre, t’aurais fermé ta gueule » n’est pas loin. En fait, j’en sais rien, je ne suis pas plus courageux que les autres mais je ne l’aurais peut-être pas fermée ma gueule, après tout… C’est tellement monstrueux ce qu’ils racontent. Il n’y a pas pire que les nazis. Cela dit, les récits des adultes sur la deuxième guerre mondiale m’ont forgé une certitude : de même que j’aurais été Noir pendant l’esclavage, j’aurais été Juif pendant cette période. J’ai grandi depuis qu’on m’a expliqué l’esclavage. Je ne dis rien. Les adultes, il y a des choses qu’il ne faut pas leur dire, ils ne les comprennent pas. Ma solution pour ne pas collaborer avec ce que je ne veux pas, à plus forte raison pour ne pas collaborer avec l’horreur, c’est d’être membre à part entière du camp que j’ai choisi. J’espère qu’on pourra finir le programme d’histoire car la deuxième guerre mondiale est à la fin et j’aime bien la manière d’expliquer du maître. Il fait des petites remarques qui m’amusent : « Louis XIV prend une décision stupide… » et à la fin de la leçon, j’ai une bonne idée de ce qui s’est passé.
Au départ, j’aurais voulu aller dans l’autre CM2, l’autre instit annonce des punitions énormes, cinq mille lignes ! Dix mille lignes ! mais ne les donne jamais. Monsieur Crosais n’annonce jamais de punition qu’il ne donne pas. Elles ont souvent des libellés humoristiques : « Manger des produits non comestibles » si on est pris à mâcher du chewing-gum, par exemple. Mais elles prennent des heures à écrire car on doit conjuguer le verbe aux seize temps connus. Et attention ! Si on met les temps du futur à la forme affirmative, « je mangerai des produits non comestibles », par exemple, on doit tout recommencer car on y affirme qu’on recommencera nos âneries ! C’est pas si grave. Je me suis fait punir une fois exprès en bouffant ostensiblement un Malabar pour utiliser mon énorme stylo à seize couleurs tout neuf : une couleur par temps et j’ai écrit le futur en jaune parce que c’est ce qu’il regarde en premier. Il n’a pas moufté, je connais mes conjugaisons par cœur. Hé ! je suis toujours premier au classement, faut bien que ça serve !
Ce qui me déplait vraiment, c’est sa façon d’interpeller mes potes qui sont derniers. J’ai toujours été pote avec les derniers, c’est pas normal, ni pour eux ni pour moi, mais c’est comme ça. Il les appelle : « la gourde ! la vermine ! » Ca leur fait de la peine et ça m’en fait à moi aussi. Il pourrait utiliser des mots moins méchants. Mais comme dit mon pote Gourmas qui est aussi régulièrement dernier que je suis premier : « au moins, lui, il ne cogne pas… »

Avec lui, les leçons sont souvent marrantes. On apporte en classe une pomme, des marrons, des hannetons, etc… pour les étudier. Je suis expert en capture d’insectes, je distribue des hannetons à tous ceux qui n’arrivent pas à en attraper. Dans ma boite, deux spécimens sont comme morts. Ils sont collés l’un à l’autre par la queue, leurs pattes recroquevillées sur l’abdomen et leurs antennes raplaties. L’un est tourné vers le ciel et l’autre vers le sol. La queue du plus gros pénètre dans l’autre. Devant ma mine perplexe, Déjarre, un redoublant, se marre en les voyant et me conseille :
- Va les montrer au maître, demande-lui pourquoi ils font ça !
J’ai un doute mais Déjarre arbore un sourire narquois qui laisse présager une rigolade alors je ne résiste pas :
- Regardez, m’sieur (Crosais ne veut pas qu’on l’appelle maître), qu’est-ce qu’ils ont mes hannetons ? Ils sont morts ? Je les jette ? Je les décolle ?
L’instit est gêné et fournit une réponse bafouillée :
- Ils n’ont rien… Ils dorment… Laisse-les… Ils vont se réveiller…
Déjarre et d’autres se marrent. Je pense que j’ai compris mais j’attends la récré pour avoir des explications :
- C’est dégueulasse ce que tu as fait, tu as montré des hannetons qui s’enculent au maître ! C’est bien parce que t’es premier que t’as pas eu de punition !
- C’est normal que j’aie pas eu de punition ! C’est pas moi qui leur ai dit de s’enculer aux hannetons ! Et c’est normal que le maître n’en parle pas, c’est dégueulasse !
- Ouais, t’as raison, c’est dégueulasse…
Nous sommes d’accord : c’est dégueulasse ! Je n’ai que mes hannetons qui soient dégueulasses, Déjarre, lui, il a des bouquins dégueulasses, des Satanik. Il en apporte parfois mais on a du mal à les regarder, si on se fait choper, c’est la râclée par le dirlo. Déjarre dit que c’est normal que Satanik tue toutes les femmes qu’il encule parce que c’est dégueulasse. Je ne suis pas de son avis et Satanik me fout les jetons. Sur une des rares images que j’ai vues, il enfonce une planche à clous dans le ventre d’une femme nue. Cette image m’empêche de m’endormir quand elle me vient à l’esprit le soir. Mais je n’en dis rien à personne.

Les nouveaux voisins finissent par arriver dans leur 403 antédiluvienne. On entend enfin du bruit dans l’appartement du dessus. Le couple, plus âgé que mes parents, a trois enfants. Les deux garçons ont respectivement un et deux ans de plus que moi et la fille est mon aînée de trois ans. J’admire la fille et le plus âgé des garçons car ils sont en fin d’études. Je voudrais faire pareil après le CM2 pour devenir ensuite musicien. Le plus jeune frime d’une manière qui m’énerve car il va au lycée en vélo dans la ville d’à-côté et je n’ai surtout pas envie de faire comme lui bien que ce soit ce qui me pende au nez. Sans doute parce qu’il va faire des études et que les autres n’en font pas, il a une sorte d’autorité sur sa fratrie. Il la ramène comme un adulte assez souvent pour dire des conneries. Il me soutient mordicus que mes parents doivent « faire rentrer » des centaines de bouteilles de vin par an, tout ça parce que son père le fait. Il faut aller déranger ma mère pour le convaincre que nous n’achetons qu’une bouteille de pinard par mois. Et même quand ma mère lui explique la situation, il ne la croit pas vraiment. Il faut qu’elle se fâche légèrement en souriant : « Tu ne serais pas en train de ma traiter de menteuse ? » pour qu’il admette qu’il a tort. Il affirme que le sel au petit garçon qui en met sur la queue d’un oiseau est le sel « Cébos ». Je lui rétorque que ce sel s’appelle « Cérébos ». Il n’en démord même pas en ayant une salière de la marque sous les yeux ! Chez lui, ce sel s’appelle « Cébos », un point c’est tout ! Mais il n’ira pas chercher la preuve dans sa cuisine car son sel à lui doit y rester et nous n’avons pas le droit d’aller dans cette cuisine, sa mère l’interdit en dehors des heures de repas.

Il a décrété que les Dinky Toys sont nulles, trop grossières. Il préfère les Norev, plus fines, selon lui. Je ne suis pas d’accord mais c’est amusant de comparer nos collections alors je m’inscris au club Norev. Avec une dizaine de bons qu’on trouve dans chaque emballage de miniatures, on peut en avoir des gratuites. Pour moi, l’intérêt principal des Norev est qu’elles sont moins chères que les autres parce qu’elles sont en plastique. Je me constitue très vite une belle collection n’osant pas m’acheter des disques avec l’argent qu’on me donne parfois aux fêtes et anniversaires.

J’ai trouvé une mine insoupçonnable de Norev anciennes dans une des quincailleries de ma rue. Dans une rue aussi longue que la mienne, il n’y a que trois magasins : une épicerie et deux quincailleries à une cinquantaine de mètres l’une de l’autre. Dans celle qui fait le coin, on trouve à peu près tout et dans la plus proche, on trouve à peu près rien. Mais les deux semblent florissantes. Je ne veux jamais rater une occasion d’aller dans la plus étrange d’où je ressors le plus souvent sans aucun objet. Quand on entre, la clochette retentit mais on n’attend jamais moins de cinq minutes, montre en main, que la tenancière fasse son apparition. On a le temps de contempler des dizaines d’objets totalement inutiles. Pour certains, je sais qu’ils ne servent à rien mais je sais pourquoi. Pour d’autres je n’ai aucune idée de l’utilité ni même de l’inutilité qu’ils peuvent avoir. Il y a des sortes de saladiers remplis de pétales de fleurs, des cadres « en or » pour y mettre des tableaux, et des objets biscornus pour lesquels j’espère qu’un mode d’emploi est fourni tant leur insertion dans la réalité semble improbable. Pourtant, avant même que la femme arrive, je me sens bien dans cet endroit. J’ai du mal à définir ce que je ressens, je suis comme dans l’atelier d’une fée de dessin animé. Je ne regrette jamais d’avoir attendu. Quand elle arrive, c’est à chaque fois une apparition. Elle est belle, grande, fine, avec des vêtements colorés que je n’ai jamais vus ailleurs. Elle se fout complètement de ce que je suis venu chercher. Elle commence avec sa voix mélodieuse :
- Vous avez vu ? Je me suis fait livrer ces pots-pourris, je n’ai pas pu résister. Vous pouvez les mettre partout, dans votre salon mais ils feront merveille dans une chambre…
Comme si je décidais de ce qu’on met dans le salon chez moi ! Elle me vouvoie et me parle comme à un adulte. Je ne l’interromps jamais. J’écoute tout ce qu’elle dit sans vraiment comprendre. Je laisse sa voix me bercer. Une fois, elle arrive dans la boutique avec une serviette sur la tête. Elle la retire et met en place ses cheveux humides en se regardant dans un des multiples miroirs disposés un peu partout. C’est adorable. Elle n’arrête pas de parler pour autant. Quand je ressors, je suis abasourdi et heureux. J’ai totalement oublié ce que je n’étais pas venu acheter chez elle. Elle ne m’a d’ailleurs rien demandé, elle se fout complètement de ce que je suis venu faire dans sa boutique et à aucun moment elle ne m’a demandé ce que je voulais. Je n’ai pas ouvert la bouche une seule fois. Elle me salue avec grâce :
- C’était très plaisant de parler avec vous. Revenez quand vous voulez. A bientôt !
Je reviens dès que je peux. Bien que je passe devant sa boutique plusieurs fois par jour, je n’ose pas y aller sans raison mais j’en ai envie à chaque fois. Je voudrais bien lui acheter quelque chose. Ma mère a dit :
- On ne voit jamais personne acheter quoi que ce soit, dans cette boutique. Si ça continue, elle finira par fermer.
J’aimerais bien l’empêcher de mettre la clé sous la porte mais je ne vois pas comment. D’autant que dans l’autre quincaillerie, il y a tout ce qu’on veut.
En fouillant dans le rayon Norev de cette boutique où on trouve tout, j’ai déniché, derrière un carton, une bonne douzaine de modèles anciens qui ne sont plus au catalogue. Sur les boites, les prix sont encore en anciens francs. Il y a deux Arondes et je n’en ai pas. J’achète la bleue ciel et laisse la rouge. Je n’ai pas assez pour prendre la Frégate Grand Pavois et je dis à la patronne, une grand-mère bienveillante, que dès que j’aurai les sous qui me manquent, je viendrai lui acheter. Je commets l’erreur de parler de mes découvertes à l’aîné des voisins en lui demandant de ne pas le dire à son frère et bien qu’il me promette de garder le secret, il révèle tout à son cadet dans les deux minutes qui suivent. Comme il est le petit dernier, prodige de la famille, il a droit à un peu d’argent quand il en demande et il fonce à la quincaillerie pour me rafler la Frégate sous le nez. Il en revient contrarié. Il n’a pas vu la queue d’une Frégate et la patronne n’a voulu lui céder que l’Aronde rouge en prétextant que les autres n’étaient plus à vendre. Je raconte l’histoire à ma mère et elle me donne ce qui me manque pour acheter la Frégate mais si elle n’est plus dans le magasin, je ferai chou blanc. Quand j’arrive, la quincaillère m’accueille :
- Je suis bien contente de te revoir, ton copain, il n’est pas charmant du tout ! Tu sais ce qu’il m’a dit ? Il m’a dit avec son air supérieur : « Vous savez que vous n’avez pas le droit de refuser une vente ! » Non mais ! Je refuse ce que je veux, surtout à des gens aussi peu aimables !
- Oui… Mais j’arrive trop tard. Il m’a dit que vous n’aviez plus la Frégate.
- Mais si ! Bien sûr que je l’ai encore ! Viens voir !
Elle m’entraîne derrière son comptoir et me montre une étagère à hauteur de genou. Il y a là tout un tas d’objets entourés avec un élastique qui retient une petite feuille de papier. Sur chaque papier, il y a écrit : « Réservé à… » suivi du nom de la personne bénéficiaire de la réservation. Sur la boite de « ma » Frégate, il y a écrit : « Réservé au garçon bavard ».
- J’ai écrit ça, je ne sais pas ton nom et c’est vrai que tu es bavard. Tu vas me dire celles que tu veux parmi les restantes et je te les garderai, tu pourras me les acheter quand tu voudras.
J’en suis heureux mais j’objecte :
- Mais si vous ne les vendez pas, vous ne gagnerez pas d’argent et vous allez fermer, comme l’autre quincaillerie. Ma mère dit qu’elle va fermer car elle n’a pas assez de clients.
- Mais non, ne t’en fais pas. Elle se débrouille très bien et moi aussi, nous ne vendons pas la même chose, c’est tout. Tiens, c’est toi qui vas le faire : tu prends un papier et un élastique et tu fais ça pour toutes celles que tu veux.
J’écris : « Réservé au garçon bavard » sur cinq petites feuilles et je les enroule avec un élastique autour des jolies boites anciennes qui figurent une caisse en bois avec des armatures. Elle me demande :
- Pourquoi vous la voulez, cette (elle lit sur la boite) Frégate Grand Pavois ?
- Elle est devenue une pièce de collection. On n’en trouve plus ou alors les gens les vendent cher. Elle a une antenne et un moteur à friction. L’antenne, c’est pas rare, mais le moteur à friction si. Avant de voir celle-là, j’en n’avais jamais vue une en vrai. Vous voulez peut-être me la vendre plus cher, maintenant que vous savez ?
- Ca va pas, non ! C’est un jouet ! Tu t’en poses trop des questions, toi. Faut te reposer la tête ! Joue avec ta petite voiture, ça te détendra. Et ne t’en fais pas, les autres t’attendront sous mon comptoir le temps qu’il faudra.

Je la remercie. Elle a raison, je me pose sans arrêt des questions sur tout et sur rien. Ca m’empêche de m’endormir souvent. Par exemple, je sais qu’il est idiot de se demander si les quincaillers et les quincaillères sont toutes et tous des gens bien. Quand je serai grand, est-ce que j’arriverai à être gentil comme le sont ces deux femmes et monsieur Comode ? J’aime bien écouter les cours d’histoire de Crosais, mais il y a eu la guerre sans arrêt dans le passé. Est-ce qu’il va y en avoir une bientôt ? Et l’esclavage ? Il y en a encore ou c’est vraiment fini ? Il paraît qu’en Afrique du Sud, c’est pas vraiment fini. On devrait l’empêcher, non ? Ils font quoi, les adultes, pour faire cesser les guerres et les injustices ? Avant, je posais mes questions dès qu’elles me venaient à l’esprit mais je vois bien que j’emmerde tout le monde alors je me tais. Pour moi, c’est pire qu’avant, mes parents arrivaient souvent à m’apaiser en me répondant. Je suis le conseil de la quincaillère, je joue pour me détendre. Mais est-ce que j’apporte ma Frégate pour jouer avec les voisins ? Ils vont m’en vouloir d’être le chouchou de la vendeuse. La vie est trop compliquée.
Dans la cour de récré, on joue à la guerre. C’est le seul jeu où toute la cour joue en même temps. Nous formons deux bandes à peu près égales. La bande à Leloir et la bande à Badiare, deux élèves de fin d’étude un peu plus grands que nous tous. C’est impressionnant d’y participer, même les maîtresses et les maîtres regardent. Les deux bandes, composées chacune d’environ 300 enfants s’agglutinent aux deux extrémités de la cour laissant tout le centre désert. Quand les deux chefs lèvent la main, la cour devient silencieuse, les adultes se taisent aussi. Quand les chefs baissent leurs bras en criant : « A l’attaque ! », nous nous ruons les uns sur les autres en hurlant au centre de la cour pour simuler un champ de bataille médiéval. Nous nous battons avec des épées imaginaires en imitant le bruit de leurs chocs : « Khssiss, khssiss ! » Après quelques minutes de combat, les troupes se replient et les chefs s’avancent sur leurs chevaux imaginaires avec leurs lieutenants au centre de la cour pour parlementer et faire la paix. Puis nous recommençons jusqu’à ce que les déserteurs soient de plus en plus nombreux et obstruent le champ de bataille. Je décide assez vite que je suis mort ou blessé car le combat au corps à corps est fatigant mais je ne rate aucun assaut, c’est vraiment jouissif d’en faire partie. Le moment de silence qui n’est imposé que par deux élèves qui lèvent leur main, les cris de cinglés et la ruée qui suivent sont impressionnants.

Crosais ne fait pas les leçons de musique lui-même mais on y a droit une fois par semaine sans faute. Il nous a fait acheter un livret qui accompagne la radio scolaire.

Il pose son poste de radio sur son bureau et le règle sur la fréquence de la radio pédagogique. Il ne dit plus rien, nous devons suivre les consignes énoncées par le type qui cause dans le poste. J’adore ce moment. Nous faisons d’abord des vocalises puis nous apprenons des chansons. Je les aime toutes systématiquement, j’ai pu en apprendre les paroles à l’avance à l’aide du livret. Elles sont souvent sympas. Ma préférée, c’est l’Ode à la Joie. La musique est belle et les paroles françaises de Jean Ruault et Maurice Bouchor, c’est écrit au bas du texte, sont un message de paix et d’amour. Je pense que je les connaîtrai par cœur toute ma vie. Quand certains de mes potes font l’andouille pendant la séance, je les fusille du regard et bizarrement, ils arrêtent de déconner.

Et moi qui n’ai aucune autorité sur personne et qui ne veut surtout pas en avoir, dans la cour, j’ai droit à ma place dans le coin d’où on peut apercevoir les filles. C’est Déjarre qui est le chef de ce coin. Je lui ai menti en lui disant que j’avais une « poule » et de ce fait, j’ai un droit imprescriptible de résider comme bon me semble dans cet endroit exigu qui ne peut contenir que trois élèves. Il ne m’a pas cru et m’a mis au défi de prouver mes dires. C’était perdu d’avance mais la fille que j’avais désignée comme ma « poule » m’a souri spontanément dès qu’elle m’a aperçu. Je n’en croyais pas mes yeux alors je me suis effacé puis je suis réapparu dans son champ de vision et elle a renouvelé son sourire avec un léger signe de la main. Bien qu’incrédule et bouleversé, j’ai profité de la situation auprès de Déjarre et son complice :
- Tu vois ! C’est ma poule. J’ai le droit d’être là !
- Ouais… Si c’est ta poule, on peut pas lutter…
Depuis, je squatte de droit dès que possible cet endroit stratégique. Je profite des signes et des sourires de la part de cette fille dans cette situation uniquement. Quand je tente de la rencontrer en dehors en arrivant ou en sortant de l’école, elle m’ignore royalement. Alors je m’en contente. Ca fait de moi un des rares mecs de CM2 avec une poule « certifiée » ce qui me donne un peu de prestige auprès des redoublants. Comme je dois supporter les remarques graveleuses de Déjarre et son acolyte sur ma poule et que je n’aime pas leur manière de parler d’elle, je m’invente une vie en dehors de l’école avec cette fille dont je ne connais même pas le prénom. Je la leur raconte généreusement et ils boivent mes paroles. Pendant ce temps-là, ils se taisent ! Et je m’invente, rien que pour moi, une autre vie avec elle où elle a envers moi les privautés qui plaisent tant à Déjarre et qui me plaisent aussi, évidemment, mais j’ajoute à ça des moments tendres et des déclarations enflammées.
Dans ma classe, il y en a plusieurs, des redoublants. Ballant est le meilleur, il a deux ans de retard et nous fait marrer sans arrêt, même Crosais rigole à ses blagues.
Quand la cloche sonne en fin de récré, on doit se mettre en rang et se taire. Quand le silence est atteint, l’instit de service fait un signe et nous rentrons en classe. Ballant raconte une de ses histoires hilarantes et ne se rend pas compte que tout le monde se tait. Je vois le dirlo s’approcher vivement de lui et je veux le prévenir mais je suis trois rangs devant lui. Sans qu’il ait même eu le temps de lever la tête, Ballant reçoit de la part du dirlo une formidable claque qui le fait se plier en deux de douleur, sa joue et sa tempe sont bleues quasi instantanément. Il se redresse, sonné, toise le dirlo et lui réplique, bravache : « Vous aurez des nouvelles ! »
Sa phrase fait sortir le directeur de ses gonds, pendant que le rang avance il continue de frapper le pauvre Ballant tout en le tenant par un bras. Arrivé en classe, Ballant commence par gémir et finit par hurler. Le dirlo le frappe tellement fort qu’il tombe par terre. Au passage, sa tête heurte le radiateur et on voit du sang sur le carrelage. L’arcade sourcilière de Ballant n’a pas résisté au choc. Son visage, ses mains et ses fringues en sont couverts de rouge vif. Le dirlo quitte la classe et Crosais emmène Ballant dans la salle où on se fait soigner en cas de blessure sans désigner d’élève surveillant comme il le ferait d’habitude.
Nous sommes abasourdis. Puisque personne ne nous surveille, nous pouvons discuter.
- Tu crois qu’il va aller à l’hosto, Ballant ?
- Non, il est pas tombé dans les pommes, le maître va le soigner et il va revenir.
- Il a pas le droit de faire ça le dirlo, si ?
- Non, il a pas le droit, c’est dégueulasse et c’est pas juste. Ballant, il a juste causé dans les rangs, il aurait pu lui donner une petite claque, ça il aurait eu le droit, mais pas une râclée comme ça, ça il a pas le droit !
- On va faire une manifestation contre le dirlo ! On va l’empêcher de faire ça. Si il me faisait ça à moi, mon père viendrait lui casser la gueule.
- Ouais, on va l’empêcher de nous frapper ! Il a pas le droit !
Le maître revient avec Ballant qui est nettoyé et qui ne saigne plus. Son tablier est couvert de sang. Nous le regardons tous avec effroi. Je suis indigné et en colère. Je n’ai participé à la conversation que pour poser la question qui me tourmente : il a le droit ou pas de frapper un élève de cette façon aussi sauvage ? Il a le droit tout court, ou pas ?
Je vais avoir toutes les réponses à toutes mes questions sur la loi car la loi, elle habite chez moi ! C’est mon père. Il est flic. Il nous en parle souvent de la loi et de la façon de la faire respecter. Je saurai tout sur les droits du directeur d’école et je dirai tout à mes copains. S’il y a des trucs qu’il ne sait pas, mon père regardera dans ses gros bouquins à couverture rouge et il me dira tout, je ne lui ficherai la paix que lorsqu’il m’aura tout dit.
Dès que mon père revient au bercail, je lui laisse à peine le temps de souffler et je lui raconte toute l’histoire avec Ballant, sans rien omettre et sans en rajouter comme il le demande toujours en pareil cas à tous ceux qui lui demandent son expertise dans le domaine légal. Il m’écoute attentivement et me calme car je suis passablement énervé.
- Tu as vu ça cet après-midi ? Tu es énervé. Tu lui en veux, au directeur ? Calme-toi.
- Oui, d’accord ! Mais il a le droit de frapper les élèves comme ça le dirlo, ou pas ?
- Non, il n’a pas le droit.
- J’en étais sûr ! J’ai pas osé le dire aux autres mais j’en étais sûr !
- Personne n’a le droit de frapper les enfants, même pas leurs parents. J’en arrête régulièrement, des parents qui maltraitent leurs enfants. Ils sont jugés et souvent ils sont condamnés.
- Alors tu vas venir arrêter le dirlo ? Tout le monde l’a vu cogner Ballant ! Les maîtres et les maîtresses aussi, ils pourront le dire, ils seront obligés, ils n’ont pas le droit de mentir à la police ! Tu l’as dit ! Moi aussi je pourrai le dire et je le dirai !
- Non, je ne viendrai pas arrêter ton dirlo, ce ne sera pas à moi de le faire, ce n’est pas mon secteur. Et toi, tu ne diras rien, on n’interroge les enfants que si c’est vraiment nécessaire. Et pour que la police vienne le voir, il faudra qu’il y ait une plainte des parents du gamin.
- Alors il faut leur dire, à ses parents ! Si ça se trouve, ils ne savent pas qu’il faut porter plainte !
- Je ne voudrais pas te décevoir, mais souvent, ça s’arrange autrement. Les parents viennent voir le directeur et les gens discutent et se serrent la main.
- Ils vont pas serrer la main à quelqu’un qui a fait saigner leur fils ? Je leur dirai, moi, qu’il faut porter plainte ! Et la police viendra arrêter le dirlo.
- Non, tu ne feras rien de tout ça. Attends de voir ce qui se passe et tiens-toi en dehors des histoires. Va pas te faire prendre en grippe.
- Je m’en fous d’être pris en grippe ! Je suis toujours premier ! Si ses parents savent pas qu’ils peuvent porter plainte, il ne se passera rien ? C’est dégueulasse ! C’est dégueulasse !
- Arrête de dire ça et calme toi. Attends de voir ce qui se passera et en attendant, ne dis rien.
Le soir dans mon lit, j’ai du mal à m’endormir. Les images de Ballant cogné par le dirlo remplacent dans ma tête celles de l’ignoble Satanik.

Le lendemain, en arrivant à l’école, je tombe sur Fanion. Ce mec est une tronche, comme moi. Il est dans ma classe et il était aussi choqué que moi par le massacre, c’est le mot qu’il a employé pour parler des évènements qui nous remuent. En plus, lui, il a un an d’avance. Son père est un des médecins de la ville, il connaît aussi bien qu’un flic la loi qui doit protéger les enfants. Il me raconte ce qu’il sait avec complicité, nous avons réagi de la même façon :
- Je voulais dire à Ballant qu’on allait le défendre, tout ça, mais il a pris une râclée par son père en rentrant chez lui, il a des bleus sur les bras, il me les a montrés. Son père a dit que le dirlo avait raison…
Je suis effondré. Fanion aussi. Ballant nous fait comprendre qu’il préfèrerait qu’on ne parle plus de tout ça et qu’on joue avec lui comme avant.
A la fin de l’année, nous choisissons les livres de prix. Je choisis en premier mon « prix d’excellence », Fanion le prix d’honneur, etc… Quand les dix premiers, qui seront les seuls à être récompensés, ont choisi leur livre, il en reste un. Le maître nous explique que c’est le « prix de camaraderie » et que nous allons voter pour élire le meilleur camarade de la classe. Je m’apprête à devoir faire un discours pour exhorter mes camarades à voter pour Ballant mais la petite discussion que nous avons devant le maître avant le vote me démontre que personne n’en veut vraiment à Ballant de répondre facilement par un bourre pif quand un conflit éclate ou d’être mauvais joueur aux billes. Tous se souviennent de la façon dont il a été traité par le dirlo et il est élu meilleur camarade à la quasi-unanimité.
Crosais semble apprécier notre élan de solidarité mais il a baissé dans mon estime le jour de la râclée. Il aurait pu s’interposer, il est bien plus grand que le dirlo. Il n’a fait que regarder sans intervenir. Si madame Lebas avait été présente elle aurait osé, elle ! Être gentil avec Ballant en le soignant n’est pas suffisant !
Fanion et moi décidons en secret que nous ne serrerons pas la main du dirlo quand il nous remettra nos prix devant toute la classe. Le premier et le deuxième, ça marquera le coup. J’y arrive sans trop de difficulté en prenant mon air ahuri et en quittant l’estrade en faisant une sorte de frime comme un sportif qui vient de gagner une course. Mais le dirlo a compris mon manège et pour éviter que ça se reproduise il fait son speech à Fanion en le tenant par l’épaule. Fanion est obligé de lui serrer la louche. Il ne sourit pas une seconde pendant la poignée de mains, c’est tout ce qu’il peut faire. Je le comprends, j’aurais fait comme lui en pareil cas, j’aurais eu peur de m’en prendre une.
Quand Ballant monte sur l’estrade pour recevoir sa récompense, on sent une sorte de tension. Le dirlo est moins sûr de lui et c’est Ballant qui détend l’atmosphère en lui serrant la main avec un sourire narquois et en le toisant. Nous applaudissons l’audace de notre camarade qui mérite bien son prix.
Le dernier jour de classe, à la sortie, la mère de Sabin, le cinquième au classement général, me demande ce que j’ai retenu durant ces cinq années de primaire. Je lui réponds une banalité alors que je sais plusieurs choses de façon certaine :
- Mes hannetons ne sont pas dégueulasses quand ils se collent par la queue, ils font des petits vers blancs, on l’a appris en classe, et ça, c’est plutôt sympa.
- Satanik est dégueulasse mais comme dit Déjarre : « C’est pas en vrai, hein ! C’est pour de la fausse ! » Quand même, quelle idée !
- Taper sur des enfants, ça c’est vraiment dégueulasse !
J’aurais voulu finir l’année en beauté avec Christian. J’avais tout préparé comme il faut et je suis sûr que Christian en avait fait de même. J’avais acheté une Dinky Toys, une 4L bleue ciel et je ne l’avais même pas sortie de sa boite. Je l’avais apportée avec mes autres voitures pour jouer avec pour la première fois le dernier jour de classe, c’était notre rituel. J’étais impatient de voir la bagnole neuve de Christian. Et Christian n’était pas là. Je l’attendais en regardant les autres jouer. Le maître m’avait repéré :
- Tu ne joues pas ? Ca ne va pas ?
- Si, ça va. J’attends Christian pour commencer à jouer.
- Alors n’attend plus. Il ne viendra pas. Il est parti en vacances un jour plus tôt. Sa mère est venue me demander la permission et me rendre ses livres hier soir. Va jouer !
Et voilà ! On peut dire qu’il y a des gens qui ne respectent rien ! Je suis certain que Christian a gueulé mais que peut-on faire contre ses parents ?

J’ai sorti ma 4L tout seul comme un con et j’ai imaginé que Christian avait apporté une R16 flambant neuf. Je n’en ai pas voulu à Christian, il n’y pouvait rien.
Les adultes…
Modifié en dernier par dark pink le ven. 13 mai 2022 11:44, modifié 6 fois.
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Re: Les années 60 en immersion.
Superbe texte comme d'hab avec Dark Pink
tu nous a encore bien gâté

tu nous a encore bien gâté



Joyeux Mondialiste Droit de l'Hommiste et Internationaliste convaincu, amateur d'étrangetés Vinyliques tournant en 33 et 45 tours en provenance des quatre coins de la planète et des 7 continents
Re: Les années 60 en immersion.
Encore des péripéties trépidantes !
Un truc m’a frappée dans cet épisode, c’est l’histoire des mouchoirs :
"je regarde ma mère repasser des mouchoirs. J’ai envie de le faire à sa place. En temps normal, elle ne m’aurait jamais laissé toucher à son fer à repasser mais c’est la seule envie que je manifeste depuis ma perte de connaissance alors elle me cède sa place volontiers. Je refais ses gestes avec un, puis deux, puis tous les mouchoirs propres. A la fin de la pile, je suis guéri."
Tu nous as habitués à avoir quasiment la mémoire et la rigueur d’un DD d’ordinateur et là, surprise : on a l’impression de rencontrer un autre Darkie ; moins factuel, plus obsessionnel, montrant par inadvertance une curieuse fragilité (les circonstances, probablement ?).
Marrant, ça. D’ailleurs j’ai beaucoup aimé ce petit passage.
Pour info de solidarité, comme toi j’ai appris très tardivement que le Père Noël n’existait pas.
Raison probable pour laquelle j’ai gardé un œil d’enfant sur plein de choses et notamment en musique (t’as qu’à voir mon amour de la bubble-gum, des trucs sunny-shine).
Et, comme une mauvaise nouvelle ne vient jamais seule, j’ai le regret de t’annoncer que Caroline Quine - auteur de la mythique série des Alice – n’a jamais existé.
En effet, derrière ce pseudo, ce sont plusieurs auteurs et auteures qui se sont succédés au fil des années …
Repasse 14 ou 15 mouchoirs pour te remettre de ça ...

Edit :
Mince, je vois que je suis à la rebou, tu viens de poster le CM2 ! En plus, là c’est du sérieux …
- whereisbrian
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Re: Les années 60 en immersion.
@ Dark Pink
Texte très vivant par les détails, la construction, les sentiments, on y est !
(j'ai l'impression d'être un prof corrigeant une copie
)
Bref, c'est super et un plaisir de te lire.
Texte très vivant par les détails, la construction, les sentiments, on y est !
(j'ai l'impression d'être un prof corrigeant une copie

Bref, c'est super et un plaisir de te lire.
Re: Les années 60 en immersion.
Salut Dark Pink...c'est magnifique ! Ton anecdote sur ton grand-père me remémore le mien...il n'a jamais beaucoup parlé de ce qu'il à vécu à la guerre , je sais juste qu'il fut le seul survivant d'un bataillon (l'on a fait monter à l'assaut les cinq derniers , un obus et vous savez le reste ) , gravement blessé à 18ans , handicapé pour le restant de sa vie . Deux choses qu'il racontait souvent , hospitalisé avant sa démobilisation il reçut un courrier d'un camarade de son régiment qui lui apprenait qu'un adjudant-chef corse était mort au champ d'honneur , ce terme était souligné...la balle qui lui ôta la vie n'était pas allemande et cela réjouissait mon grand-père ! La seconde c'était quand il rencontrait le curé de notre village , celui-ci lui demandait toujours des nouvelles et invariablement mon grand-père répondait : "Monsieur le curé , je n'y crois toujours pas après ce ce que j'ai vu...si Dieu existe il n'aurait pas laissé faire ça !!!" . Le curé n'insistait jamais et changeait de discussion...
Les miroirs feraient bien de réfléchir un peu plus avant de renvoyer les images . Jean COCTEAU
- bushi
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Re: Les années 60 en immersion.
Merci encore , Dark Pink.
Toujours aussi friand de découvrir de nouveaux épisodes.
Comme tu disais, le CM2, c'est du sérieux. On le sens au ton employé, les évènements ne sont plus vécus avec la même innocence.
Je me retrouve parfaitement dans cette période.
Mon maître de CM2, Mr Marty, était exceptionnel, et j'ai reçu de grandes leçons de vie de sa part. Peut-être une des classes dont j'ai le plus de souvenirs, pas forcément des faits eux-mêmes, mais du sentiment qu'il m'en est resté.
Aussi, la prise de conscience (tout au moins le début) de la différence avec les adultes, et les questions qui en découlent...
Ça c'est vraiment quelque chose ! L'injustice aussi, l'indignation et la colère provoquée par l'impuissance devant celle-ci....
La force, la spontanéité et la sincérité de ces sentiments... Peut-être ce qu'il nous manque actuellement ?
Toujours aussi friand de découvrir de nouveaux épisodes.
Comme tu disais, le CM2, c'est du sérieux. On le sens au ton employé, les évènements ne sont plus vécus avec la même innocence.
Je me retrouve parfaitement dans cette période.
Mon maître de CM2, Mr Marty, était exceptionnel, et j'ai reçu de grandes leçons de vie de sa part. Peut-être une des classes dont j'ai le plus de souvenirs, pas forcément des faits eux-mêmes, mais du sentiment qu'il m'en est resté.
Aussi, la prise de conscience (tout au moins le début) de la différence avec les adultes, et les questions qui en découlent...
Ça c'est vraiment quelque chose ! L'injustice aussi, l'indignation et la colère provoquée par l'impuissance devant celle-ci....
La force, la spontanéité et la sincérité de ces sentiments... Peut-être ce qu'il nous manque actuellement ?
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- dark pink
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Re: Les années 60 en immersion.
Madame et messieurs, merci de vos lectures, remarques et souvenirs
Je sais que Caroline Quine n'existe pas depuis un moment, je m'en suis remis
Il y a quand même eu une écrivaine pour écrire plusieurs volumes et donner une direction à la série. Ca m'avait même donné envie d'en écrire un moi-même mais je ne m'en sens pas capable. La fiction pure, je ne suis pas certain d'y arriver.
J'étais entamé sévère après l'insolation, ça n'était pas uniquement dans la tête, ça secoue sérieusement quand ça atteint ce degré. Maintenant, j'utilise des mouchoirs en papier
De causer de mon grand-père (j'avais déjà mis ce texte dans l'ancien forum) et de tous ces gens qui ne sont plus là m'a foutu un peu le blues, cela dit. Là, j'ai fini le feuilleton à moins de remonter dans des zones où on n'a pas de souvenirs. Parler des couches en tissu et des mérites comparés des différentes marque de bouillie ne serait pas passionnant

Je sais que Caroline Quine n'existe pas depuis un moment, je m'en suis remis

J'étais entamé sévère après l'insolation, ça n'était pas uniquement dans la tête, ça secoue sérieusement quand ça atteint ce degré. Maintenant, j'utilise des mouchoirs en papier

De causer de mon grand-père (j'avais déjà mis ce texte dans l'ancien forum) et de tous ces gens qui ne sont plus là m'a foutu un peu le blues, cela dit. Là, j'ai fini le feuilleton à moins de remonter dans des zones où on n'a pas de souvenirs. Parler des couches en tissu et des mérites comparés des différentes marque de bouillie ne serait pas passionnant

Re: Les années 60 en immersion.
Bonjour Dark Pink,dark pink a écrit : ↑lun. 17 mai 2021 17:17Madame et messieurs, merci de vos lectures, remarques et souvenirs![]()
Je sais que Caroline Quine n'existe pas depuis un moment, je m'en suis remisIl y a quand même eu une écrivaine pour écrire plusieurs volumes et donner une direction à la série. Ca m'avait même donné envie d'en écrire un moi-même mais je ne m'en sens pas capable. La fiction pure, je ne suis pas certain d'y arriver.
J'étais entamé sévère après l'insolation, ça n'était pas uniquement dans la tête, ça secoue sérieusement quand ça atteint ce degré. Maintenant, j'utilise des mouchoirs en papier![]()
De causer de mon grand-père (j'avais déjà mis ce texte dans l'ancien forum) et de tous ces gens qui ne sont plus là m'a foutu un peu le blues, cela dit. Là, j'ai fini le feuilleton à moins de remonter dans des zones où on n'a pas de souvenirs. Parler des couches en tissu et des mérites comparés des différentes marque de bouillie ne serait pas passionnant![]()
J'ai débarqué à retardement sur ce topic, et après quelques jours de lecture je m'associe aux autres membres qui ont lu ces belles pages et t'ont justement complimenté.
Toutes mes félicitations pour ces tableaux, ces albums, ces tranches de vie, ces portraits. Tu as réalisé un exploit de narration (quelle mémoire !), un impressionnant rendu des détails et des sentiments, un beau point de vue aiguisé sur la société de l'époque, et une agréable réussite dans la cohérence du style.
Une question : taquines-tu aussi la page blanche dans des scénarios de fiction ?
Au plaisir de se croiser sur le forum,
Joyeux Noël Félix !
- dark pink
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Re: Les années 60 en immersion.
Merci Zézette, pour tes compliments ! Si je savais encore rougir, c'est ce que j'aurais fait
Tu devrais devenir directeur d'une maison d'édition, je t'enverrais mes manuscrits
Pour la mémoire, je n'ai pas eu d'effort à faire pour me souvenir mais j'ai dû, au contraire, "couper des scènes au montage" pour rendre ces textes acceptables sur un forum. Je n'ai pas parlé du copain qui prononçait tout de travers, avec lui, on ne jouait pas aux Cowboys mais aux Kott-boys, il avait eu la varicette... Je n'ai pas parlé du jour où des timbres de collection ont été volés sur le bureau du dirlo ce qui a provoqué l'irruption de la police dans les classes et nous a foutu une trouille bleue. Je n'ai pas parlé de la famille dont le père déclarait qu'il n'arrêterait pas de faire des enfants à sa femme tant qu'il n'aurait pas eu de garçon. Il a atteint son but au bout du cinquième... Etc.
Et pour répondre à ta question, j'écris peu de fiction complète à part quelques contes pour les enfants. J'ai écrit une histoire assez longue qui se passe dans un jeu vidéo.
A bientôt, camarade, et merci encore


Pour la mémoire, je n'ai pas eu d'effort à faire pour me souvenir mais j'ai dû, au contraire, "couper des scènes au montage" pour rendre ces textes acceptables sur un forum. Je n'ai pas parlé du copain qui prononçait tout de travers, avec lui, on ne jouait pas aux Cowboys mais aux Kott-boys, il avait eu la varicette... Je n'ai pas parlé du jour où des timbres de collection ont été volés sur le bureau du dirlo ce qui a provoqué l'irruption de la police dans les classes et nous a foutu une trouille bleue. Je n'ai pas parlé de la famille dont le père déclarait qu'il n'arrêterait pas de faire des enfants à sa femme tant qu'il n'aurait pas eu de garçon. Il a atteint son but au bout du cinquième... Etc.
Et pour répondre à ta question, j'écris peu de fiction complète à part quelques contes pour les enfants. J'ai écrit une histoire assez longue qui se passe dans un jeu vidéo.
A bientôt, camarade, et merci encore

- bushi
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Re: Les années 60 en immersion.
J'ai eu aussi une famille voisine dont le père disait la même chose, et il a d'abord eu 7 filles avant d'avoir un garçon.
(ce n'était pas le Dr March)
Toutes plus mignonnes les unes que les autres, ses filles, ce qui lui a valu une longue série de déboires quand elle ont grandi
(ce n'était pas le Dr March)
Toutes plus mignonnes les unes que les autres, ses filles, ce qui lui a valu une longue série de déboires quand elle ont grandi

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- dark pink
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Re: Les années 60 en immersion.
Dans le sujet :"Arcane, un groupe secret" je raconte l'histoire d'un groupe fictif qui a donné son premier et unique concert dans un abribus sans public.
http://www.rock6070.com/forum/viewtopic.php?f=41&t=1033
Je vous raconte ici la réalité qui m'a donné les idées. Et je dérive un peu... voire beaucoup. C'était dans les années 60/70, bien entendu
L’arrêt de car.
Quand j’étais môme, on allait chez mes grands-parents qui habitaient loin, dans l’Oise, cinq ou six fois par an. Etant minots ma sœur et moi, nous trouvions que le trajet durait une éternité. On avait deux itinéraires possibles. Un passait par Chantilly l’autre par ailleurs. Nous aimions bien traverser Senlis car nous pouvions y voir un hôtel-restaurant qui s’appelait comme ma frangine, « Le Chalet de Sylvie ». Nous imaginions que ce beau bâtiment lui appartenait vu qu’il portait son nom, et nous nous racontions notre vie future quand, une fois adultes, nous aurions le droit d’y habiter, ma sœur m’y hébergeant volontiers.

Il faut dire qu’il était souvent impératif de la distraire en bagnole. Sinon elle vomissait. Tout trajet de plus d’un quart d’heure devenait une source d’angoisse. Il ne fallait pas oublier la pilule de Nautamine juste avant le départ ni la cuvette en plastique bleu qu’elle pouvait garder des plombes sur ses genoux. J’avais l’impression qu’il suffisait de lui filer sa cuvette et de la forcer à la regarder quelques instants avant de monter en bagnole pour qu’elle renvoie le contenu de son estomac. J’avais remarqué que quand elle était occupée elle ne vomissait pas. On n’y avait pas droit quelques kilomètres avant, pendant et après « son » chalet. Durant tout le temps où je lui posais des questions sur son futur hébergement, elle ne s’occupait plus de sa satanée cuvette et finissait même par la poser à ses pieds et l’oublier.

Elle l’oubliait aussi pendant le long passage semé de zones pavées avant d’arriver à Verberie. Il aurait pu être une source de vomissements répétés : des lacets où nous étions secoués en roulant sur des pavés particulièrement saillants. Mais il n’en était rien. Nous nous amusions à faire : « Aaaa ! » à chaque zone et notre « Aaaa ! » se transformait en « A-a-a-a ! » à cause des secousses, entrecoupé de nos fous rires.
J’avais de la peine pour ma frangine alors tous les pôles de distraction étaient bons à prendre. En arrivant à Senlis, il y avait la caserne des Spahis sur la droite de la route. A son entrée, un Spahi dans son uniforme exotique montait la garde. Notre satisfaction était complète quand il était en dehors de sa guérite et que nous pouvions le voir correctement. Et comme le disait ma mère à ma sœur en se tordant le cou pour se retourner sur son siège avant afin de ponctuer sa phrase par un regard bienveillant : « Tu ne vas pas vomir devant la caserne des Spahis, quand même ! »

Mon père m’aidait parfois en racontant toujours les mêmes histoires mais on ne faisait pas la fine gueule sur l'inspiration, la tranquillité du trajet était en jeu. Evidemment, nous à l’arrière et lui à l’avant, il était un peu obligé de brailler pour couvrir le bruit du moteur, sa Dauphine puis sa R8 étaient propulsées par des moulins implantés juste derrière notre banquette. J’ai entendu des dizaines de fois son récit provoqué par notre passage devant les hangars de l’aéroport du Bourget sur la nationale 2. Une année où il participait au service d’ordre, il avait écouté pendant des heures un père de famille radoter comme un fou. Ce type était venu avec sa femme et ses trois enfants visiter le salon de l’aviation. Après une journée bien remplie, toute la famille prend place dans la bagnole familiale stationnée sur le parking attenant au salon. Quand tout le monde est prêt à partir, le petit dernier pousse un cri déchirant : « Pipi ! ». Le père, qui avait déjà enclenché la marche arrière, commence par refuser comme quoi « on est partis, le moteur tourne, retiens-toi, merde ! » Mais le môme insiste et se met à pleurer. Tout le monde ressort de la bagnole. Puisqu’on perd du temps, autant que ce soit utile : « tout le monde va pisser, c’est un ordre ! »
Quelques secondes après, la famille est à quelques mètres de la voiture et voit effarée un avion s’écraser dessus ainsi que sur celles qui sont stationnées à côté. La Croix Rouge prend en charge les égratignures causées par la panique et mon père est chargé de calmer le mec qui ne cesse de répéter : « Vous vous rendez compte ! On voulait pas que le gamin aille pisser ! Si on avait tenu, on serait morts ! Vous vous rendez compte… »
Après ces moments détendus, nous pouvions penser à ce qui nous attendait à notre arrivée. La visite chez nos grands-parents n’était pas seulement un déplacement dans l’espace mais aussi un vrai voyage dans le temps.
Chez eux, on allait chercher l’eau au grand puits mitoyen fascinés par la longueur de la chaîne qui entraînait le seau gris au fond. On contemplait les gros sabots de bois que mes grands-parents chaussaient en haut de l’escalier extérieur avant chaque sortie. On avait l’angoisse de tout môme citadin qui doit aller dans « la cabane au fond du jardin ». Tous les désagréments connus de cette « cabane » étaient présents avec un plus conséquent. Le mur gauche qui était plus une sorte de grillage épais recouvert de bouts de bois entrelacés et de tissus laissait une bande ajourée de trois ou quatre centimètres au niveau du sol. De l’autre côté étaient les cages du poulailler des voisins. On y voyait des têtes d’animaux monstrueux comme des dindons y apparaître et tenter de grignoter le grillage pour, sans doute, nous attaquer et nous dévorer. Il fallait être vraiment obligé de se rendre là !
Les hommes, uniquement eux, allez savoir pourquoi, faisaient des gaufres dans « l’bâtiment ». Une bâtisse sans fenêtres située dans le jardin. A la lueur d’une ampoule anémique, on allumait le poêle à bois et les gaufres cuisaient dessus dans le gaufrier graissé avec le gras d’un morceau de lard piqué au bout d’une fourchette. Il fallait attendre qu’elles soient toutes cuites pour les emporter dans la cuisine et les manger en famille en les couvrant de sucre ou de confiture. Mais on avait droit à la première et la dernière sur place. Elles étaient toujours un peu ratées et nous nous les partagions nature devant le poêle brûlant à la fin de la séance comme pour nous récompenser du devoir accompli. C’était bon. Je n’ai jamais retrouvé ce goût ensuite.
La maison de mes grands-parents était la dernière de la rue. Après eux, il y avait un stand de tir à l’arc et une grande « usine à bois », comme ils l’appelaient ; une immense scierie qui occupait les deux côtés de la route. Ses hangars, qui nous paraissaient géants, étaient reliés par des rails de chemin de fer qui zébraient la rue en plusieurs endroits. On y voyait parfois passer des wagons tirés par des draisines et plus souvent des wagonnets, remplis de troncs coupés ou de planches, poussés par des femmes souriantes et essoufflées. Ensuite, il y avait le cimetière du village inclus dans la grande forêt de Compiègne. Par le petit sentier qui longeait le mur d’enceinte du « boulevard des allongés», dixit mon grand-père, on attaquait directement la forêt.
Là-bas, on passait de leur vie spartiate à la vie sauvage en deux minutes en traversant une usine d’arbres morts et en longeant un cimetière humain. Ca nous foutait la trouille et nous plaisait en même temps. Leur manière de parler avec un fort accent picard renforçait cette impression d’autrefois primitif. Ma grand-mère sommait ma sœur espiègle de me laisser « tranquiye » et prenait sa « wassingue » ou sa « loque à loqueter » pour nettoyer nos bêtises. Elle n’aimait pas les orages « par nuit » et faisait ses courses « au matin » au Familistère ou aux Economiques Troyens. On la regardait fascinés, tuer et saigner la poule ou le lapin qu’on allait manger au repas du midi après avoir déterré avec nos mains les pommes de terre qui les accompagneraient dans notre assiette. Notre grand-père attendait exprès que nous arrivions pour le faire et profiter de nos mines émerveillées de chasseurs de trésors patatesques.
Mais les temps changent. La grande « usine à bois » cessa son activité et le terrain voisin de celui de mes grands-parents fut vendu. Leur maison n’était plus la dernière de la rue, il y en avait une toute neuve après la leur. Ce qui leur sembla d’abord une menace pour leur tranquillité devint pour eux, et pour moi, une source de bonheur. Les nouveaux voisins étaient charmants et leurs deux filles encore plus. Elles avaient mon âge à un an près, l’une plus âgée, l’autre plus jeune. Elles étaient jolies comme des cœurs, souriantes et rigolotes. Avec elles, le parler Picard était passé pour moi de tendrement ringard à charmant et à la mode. J’essayais en vain de les imiter. Elles avaient des expressions que je n’avais jamais entendues avant et qu’il me tardait de réemployer avec mes potes à l’école. Elles me traitaient de « betterave » et plus rarement de « maqueux d’sauré » en riant. Quand un type affublé d’un short particulièrement large était passé à vélo dans la rue où nous jouions, la plus jeune s’était écriée : « Un peu plus et il nous montre sa boutique ! » Notre rigolade consécutive avait duré toute la journée.
Quand la mère des gamines m’avait dit malicieusement : « Quand tu seras grand, tu vas te marier avec ma grande ! » J’avais répondu avec enthousiasme : « Oh oui, alors ! ». La grande avait rougi. Peu de temps auparavant, je lui avais offert un tout petit bouquet de fleurs du bord des rues et elle l’avait accepté. Sans rien dire, mais elle l’avait pris et emporté chez elle. J’en étais heureux. J’avais très vite arrêté cette pratique par chez moi car les filles de la ville, gênées, au mieux refusaient les fleurs et au pire se mettaient en colère voire se moquaient.

Quand nous arrivions en voiture, les deux sœurs étaient parfois déjà sur le large trottoir en train de jouer. J’étais presque certain qu’elles nous attendaient. Le grand-père les avait prévenues. Nous nous faisions engueuler car à peine sortis de la bagnole, nous nous mettions à jouer ou parler avec elles sans même entrer saluer nos grands-parents. Le voyage dans l’Oise était devenu une vraie partie de plaisir.
Sur le trajet, les cantonniers avaient changé le tracé de la route à un endroit précis. Sans doute pour rendre un virage moins dangereux, ils avaient en quelque sorte coupé par l’hypoténuse une route qui passait par les côtés opposés d’un triangle rectangle. Mais ils avaient laissé l’ancienne route et l’arrêt de car désaffecté qui se trouvait dans l’angle droit. C’était devenu une aire de repos. Un nouvel arrêt était aménagé sur la nouvelle route. Ma sœur et moi avions remarqué que les cars aussi avaient changé, les nouveaux étaient plus modernes. Elle avait eu la bonne idée de dire : « Si ça se trouve, les anciens cars prennent l’ancienne route et les nouveaux, la nouvelle ! » Ca avait été pour nous le début de rêveries sans fin sur des gens qui, au gré de leurs envies, choisissent l’ancien ou le nouveau tracé pour se rendre dans le futur ou le passé. Et on oubliait la cuvette bleue avec bonheur.

Lors d’un de ces voyages de retour, après une très bonne journée, assis à l’arrière de la R8, j’ai vu une scène à cet arrêt abandonné que j’ai eu du mal à croire. De ce fait, et aussi parce que ma sœur dormait à ce moment-là et ne pouvait rien confirmer, je n’ai jamais été complètement certain de sa réalité : Assis sur le banc de cet arrêt, une fille et un garçon chantaient et jouaient de la guitare en se regardant. Il n’y avait personne d’autre dans les parages et ils semblaient incroyablement heureux. Au gré de mes rêveries, je leur ai imaginé cent identités, cent origines différentes et cent raisons de se trouver là à faire ce qu’ils faisaient. Étaient-ils dans un groupe ? Étaient-ils amoureux l’un de l’autre ? C’était quoi, leurs guitares ? Etc. Une de mes inventions était une histoire proche de celle d’Arcane. Je me suis promis qu’un jour, quand je serai bassiste d’un groupe Pop, je donnerai un concert dans un abribus, certainement sans public.

J’ai failli à ma promesse, je n’ai jamais donné un tel concert et il est maintenant trop tard pour que je le fasse, c’est pourquoi Arcane l’a fait à ma place. J’en ai profité pour emprunter « l’ancienne route » pour un petit voyage dans le passé.
Après avoir écrit l’histoire d’Arcane, j’ai cherché sur le web la trace des copines qui habitaient à côté de chez mes grands-parents. J’ai retrouvé la plus jeune des deux. Son fils est dans un groupe rock. Ils ont une chanson ou LE et LA guitariste chantent en duo en se regardant. Ca n’est bien sûr qu’une coïncidence mais ça me fait vraiment plaisir
http://www.rock6070.com/forum/viewtopic.php?f=41&t=1033
Je vous raconte ici la réalité qui m'a donné les idées. Et je dérive un peu... voire beaucoup. C'était dans les années 60/70, bien entendu

L’arrêt de car.
Quand j’étais môme, on allait chez mes grands-parents qui habitaient loin, dans l’Oise, cinq ou six fois par an. Etant minots ma sœur et moi, nous trouvions que le trajet durait une éternité. On avait deux itinéraires possibles. Un passait par Chantilly l’autre par ailleurs. Nous aimions bien traverser Senlis car nous pouvions y voir un hôtel-restaurant qui s’appelait comme ma frangine, « Le Chalet de Sylvie ». Nous imaginions que ce beau bâtiment lui appartenait vu qu’il portait son nom, et nous nous racontions notre vie future quand, une fois adultes, nous aurions le droit d’y habiter, ma sœur m’y hébergeant volontiers.

Il faut dire qu’il était souvent impératif de la distraire en bagnole. Sinon elle vomissait. Tout trajet de plus d’un quart d’heure devenait une source d’angoisse. Il ne fallait pas oublier la pilule de Nautamine juste avant le départ ni la cuvette en plastique bleu qu’elle pouvait garder des plombes sur ses genoux. J’avais l’impression qu’il suffisait de lui filer sa cuvette et de la forcer à la regarder quelques instants avant de monter en bagnole pour qu’elle renvoie le contenu de son estomac. J’avais remarqué que quand elle était occupée elle ne vomissait pas. On n’y avait pas droit quelques kilomètres avant, pendant et après « son » chalet. Durant tout le temps où je lui posais des questions sur son futur hébergement, elle ne s’occupait plus de sa satanée cuvette et finissait même par la poser à ses pieds et l’oublier.

Elle l’oubliait aussi pendant le long passage semé de zones pavées avant d’arriver à Verberie. Il aurait pu être une source de vomissements répétés : des lacets où nous étions secoués en roulant sur des pavés particulièrement saillants. Mais il n’en était rien. Nous nous amusions à faire : « Aaaa ! » à chaque zone et notre « Aaaa ! » se transformait en « A-a-a-a ! » à cause des secousses, entrecoupé de nos fous rires.
J’avais de la peine pour ma frangine alors tous les pôles de distraction étaient bons à prendre. En arrivant à Senlis, il y avait la caserne des Spahis sur la droite de la route. A son entrée, un Spahi dans son uniforme exotique montait la garde. Notre satisfaction était complète quand il était en dehors de sa guérite et que nous pouvions le voir correctement. Et comme le disait ma mère à ma sœur en se tordant le cou pour se retourner sur son siège avant afin de ponctuer sa phrase par un regard bienveillant : « Tu ne vas pas vomir devant la caserne des Spahis, quand même ! »

Mon père m’aidait parfois en racontant toujours les mêmes histoires mais on ne faisait pas la fine gueule sur l'inspiration, la tranquillité du trajet était en jeu. Evidemment, nous à l’arrière et lui à l’avant, il était un peu obligé de brailler pour couvrir le bruit du moteur, sa Dauphine puis sa R8 étaient propulsées par des moulins implantés juste derrière notre banquette. J’ai entendu des dizaines de fois son récit provoqué par notre passage devant les hangars de l’aéroport du Bourget sur la nationale 2. Une année où il participait au service d’ordre, il avait écouté pendant des heures un père de famille radoter comme un fou. Ce type était venu avec sa femme et ses trois enfants visiter le salon de l’aviation. Après une journée bien remplie, toute la famille prend place dans la bagnole familiale stationnée sur le parking attenant au salon. Quand tout le monde est prêt à partir, le petit dernier pousse un cri déchirant : « Pipi ! ». Le père, qui avait déjà enclenché la marche arrière, commence par refuser comme quoi « on est partis, le moteur tourne, retiens-toi, merde ! » Mais le môme insiste et se met à pleurer. Tout le monde ressort de la bagnole. Puisqu’on perd du temps, autant que ce soit utile : « tout le monde va pisser, c’est un ordre ! »
Quelques secondes après, la famille est à quelques mètres de la voiture et voit effarée un avion s’écraser dessus ainsi que sur celles qui sont stationnées à côté. La Croix Rouge prend en charge les égratignures causées par la panique et mon père est chargé de calmer le mec qui ne cesse de répéter : « Vous vous rendez compte ! On voulait pas que le gamin aille pisser ! Si on avait tenu, on serait morts ! Vous vous rendez compte… »
Après ces moments détendus, nous pouvions penser à ce qui nous attendait à notre arrivée. La visite chez nos grands-parents n’était pas seulement un déplacement dans l’espace mais aussi un vrai voyage dans le temps.
Chez eux, on allait chercher l’eau au grand puits mitoyen fascinés par la longueur de la chaîne qui entraînait le seau gris au fond. On contemplait les gros sabots de bois que mes grands-parents chaussaient en haut de l’escalier extérieur avant chaque sortie. On avait l’angoisse de tout môme citadin qui doit aller dans « la cabane au fond du jardin ». Tous les désagréments connus de cette « cabane » étaient présents avec un plus conséquent. Le mur gauche qui était plus une sorte de grillage épais recouvert de bouts de bois entrelacés et de tissus laissait une bande ajourée de trois ou quatre centimètres au niveau du sol. De l’autre côté étaient les cages du poulailler des voisins. On y voyait des têtes d’animaux monstrueux comme des dindons y apparaître et tenter de grignoter le grillage pour, sans doute, nous attaquer et nous dévorer. Il fallait être vraiment obligé de se rendre là !
Les hommes, uniquement eux, allez savoir pourquoi, faisaient des gaufres dans « l’bâtiment ». Une bâtisse sans fenêtres située dans le jardin. A la lueur d’une ampoule anémique, on allumait le poêle à bois et les gaufres cuisaient dessus dans le gaufrier graissé avec le gras d’un morceau de lard piqué au bout d’une fourchette. Il fallait attendre qu’elles soient toutes cuites pour les emporter dans la cuisine et les manger en famille en les couvrant de sucre ou de confiture. Mais on avait droit à la première et la dernière sur place. Elles étaient toujours un peu ratées et nous nous les partagions nature devant le poêle brûlant à la fin de la séance comme pour nous récompenser du devoir accompli. C’était bon. Je n’ai jamais retrouvé ce goût ensuite.
La maison de mes grands-parents était la dernière de la rue. Après eux, il y avait un stand de tir à l’arc et une grande « usine à bois », comme ils l’appelaient ; une immense scierie qui occupait les deux côtés de la route. Ses hangars, qui nous paraissaient géants, étaient reliés par des rails de chemin de fer qui zébraient la rue en plusieurs endroits. On y voyait parfois passer des wagons tirés par des draisines et plus souvent des wagonnets, remplis de troncs coupés ou de planches, poussés par des femmes souriantes et essoufflées. Ensuite, il y avait le cimetière du village inclus dans la grande forêt de Compiègne. Par le petit sentier qui longeait le mur d’enceinte du « boulevard des allongés», dixit mon grand-père, on attaquait directement la forêt.
Là-bas, on passait de leur vie spartiate à la vie sauvage en deux minutes en traversant une usine d’arbres morts et en longeant un cimetière humain. Ca nous foutait la trouille et nous plaisait en même temps. Leur manière de parler avec un fort accent picard renforçait cette impression d’autrefois primitif. Ma grand-mère sommait ma sœur espiègle de me laisser « tranquiye » et prenait sa « wassingue » ou sa « loque à loqueter » pour nettoyer nos bêtises. Elle n’aimait pas les orages « par nuit » et faisait ses courses « au matin » au Familistère ou aux Economiques Troyens. On la regardait fascinés, tuer et saigner la poule ou le lapin qu’on allait manger au repas du midi après avoir déterré avec nos mains les pommes de terre qui les accompagneraient dans notre assiette. Notre grand-père attendait exprès que nous arrivions pour le faire et profiter de nos mines émerveillées de chasseurs de trésors patatesques.
Mais les temps changent. La grande « usine à bois » cessa son activité et le terrain voisin de celui de mes grands-parents fut vendu. Leur maison n’était plus la dernière de la rue, il y en avait une toute neuve après la leur. Ce qui leur sembla d’abord une menace pour leur tranquillité devint pour eux, et pour moi, une source de bonheur. Les nouveaux voisins étaient charmants et leurs deux filles encore plus. Elles avaient mon âge à un an près, l’une plus âgée, l’autre plus jeune. Elles étaient jolies comme des cœurs, souriantes et rigolotes. Avec elles, le parler Picard était passé pour moi de tendrement ringard à charmant et à la mode. J’essayais en vain de les imiter. Elles avaient des expressions que je n’avais jamais entendues avant et qu’il me tardait de réemployer avec mes potes à l’école. Elles me traitaient de « betterave » et plus rarement de « maqueux d’sauré » en riant. Quand un type affublé d’un short particulièrement large était passé à vélo dans la rue où nous jouions, la plus jeune s’était écriée : « Un peu plus et il nous montre sa boutique ! » Notre rigolade consécutive avait duré toute la journée.
Quand la mère des gamines m’avait dit malicieusement : « Quand tu seras grand, tu vas te marier avec ma grande ! » J’avais répondu avec enthousiasme : « Oh oui, alors ! ». La grande avait rougi. Peu de temps auparavant, je lui avais offert un tout petit bouquet de fleurs du bord des rues et elle l’avait accepté. Sans rien dire, mais elle l’avait pris et emporté chez elle. J’en étais heureux. J’avais très vite arrêté cette pratique par chez moi car les filles de la ville, gênées, au mieux refusaient les fleurs et au pire se mettaient en colère voire se moquaient.

Quand nous arrivions en voiture, les deux sœurs étaient parfois déjà sur le large trottoir en train de jouer. J’étais presque certain qu’elles nous attendaient. Le grand-père les avait prévenues. Nous nous faisions engueuler car à peine sortis de la bagnole, nous nous mettions à jouer ou parler avec elles sans même entrer saluer nos grands-parents. Le voyage dans l’Oise était devenu une vraie partie de plaisir.
Sur le trajet, les cantonniers avaient changé le tracé de la route à un endroit précis. Sans doute pour rendre un virage moins dangereux, ils avaient en quelque sorte coupé par l’hypoténuse une route qui passait par les côtés opposés d’un triangle rectangle. Mais ils avaient laissé l’ancienne route et l’arrêt de car désaffecté qui se trouvait dans l’angle droit. C’était devenu une aire de repos. Un nouvel arrêt était aménagé sur la nouvelle route. Ma sœur et moi avions remarqué que les cars aussi avaient changé, les nouveaux étaient plus modernes. Elle avait eu la bonne idée de dire : « Si ça se trouve, les anciens cars prennent l’ancienne route et les nouveaux, la nouvelle ! » Ca avait été pour nous le début de rêveries sans fin sur des gens qui, au gré de leurs envies, choisissent l’ancien ou le nouveau tracé pour se rendre dans le futur ou le passé. Et on oubliait la cuvette bleue avec bonheur.

Lors d’un de ces voyages de retour, après une très bonne journée, assis à l’arrière de la R8, j’ai vu une scène à cet arrêt abandonné que j’ai eu du mal à croire. De ce fait, et aussi parce que ma sœur dormait à ce moment-là et ne pouvait rien confirmer, je n’ai jamais été complètement certain de sa réalité : Assis sur le banc de cet arrêt, une fille et un garçon chantaient et jouaient de la guitare en se regardant. Il n’y avait personne d’autre dans les parages et ils semblaient incroyablement heureux. Au gré de mes rêveries, je leur ai imaginé cent identités, cent origines différentes et cent raisons de se trouver là à faire ce qu’ils faisaient. Étaient-ils dans un groupe ? Étaient-ils amoureux l’un de l’autre ? C’était quoi, leurs guitares ? Etc. Une de mes inventions était une histoire proche de celle d’Arcane. Je me suis promis qu’un jour, quand je serai bassiste d’un groupe Pop, je donnerai un concert dans un abribus, certainement sans public.

J’ai failli à ma promesse, je n’ai jamais donné un tel concert et il est maintenant trop tard pour que je le fasse, c’est pourquoi Arcane l’a fait à ma place. J’en ai profité pour emprunter « l’ancienne route » pour un petit voyage dans le passé.
Après avoir écrit l’histoire d’Arcane, j’ai cherché sur le web la trace des copines qui habitaient à côté de chez mes grands-parents. J’ai retrouvé la plus jeune des deux. Son fils est dans un groupe rock. Ils ont une chanson ou LE et LA guitariste chantent en duo en se regardant. Ca n’est bien sûr qu’une coïncidence mais ça me fait vraiment plaisir

Re: Les années 60 en immersion.
Charmants souvenirs (si l'on excepte le crash d'un avion de tourisme), et belle narration comme tu sais les faire, avec en apothéose les fantômes du passé dans la réalité du présent.
Joyeux Noël Félix !