Si on cause de 1973, c'est l'année de la sortie de mon album préféré de toutes les époques et de tous les styles. Je m'excuse à l'avance de remettre ici mon baratin de l'ancien forum, mais j'aime me souvenir de ces moments. Et je vais le réécouter ce soir
1973 - The Dark Side of the Moon - Pink Floyd
Je vois bien que ma famille est un peu triste que je sois tout le temps barré par monts et par vaux. Et quand je suis présent physiquement à la maison je suis ailleurs dans ma tête ce qui n’arrange pas mes affaires. Ma sœur ne me demande plus rien, elle se débrouille seule dans son lycée lointain ce qui lui donne des excuses pour être elle aussi absente du foyer. Ma mère me demande de participer à une conversation de temps en temps pour montrer que je ne me désintéresse pas complètement de ce qui arrive à ma famille. Elle dit qu’elle veut « avoir de mes nouvelles, savoir comment je vais ». C’est gentil et je regrette de ne pas pouvoir lui parler franchement de ce qui m’arrive. Je ne peux pas lui dire : « Je vote systématiquement pour la poursuite de la grève au bahut pas tant pour les revendications contre la loi Debré que parce que tout ce qui peut supprimer des cours me convient. Je préfère m’ennuyer sur la pelouse ou dans des commissions inutiles que d’assister aux cours. Et je me fous du bac français à un point qui m’étonne moi-même. » Tout ce que je pense lui ferait de la peine et elle ne mérite pas ça. Alors je ne dis rien ou j’élude et elle sent bien que je garde pour moi ce qui est important. Ca l’attriste mais qu’est-ce que je peux faire d’autre ?
Mon père bosse beaucoup. Trop. Il part tôt le matin et revient tard le soir. Quand il revient ! Parce qu’il lui arrive de faire téléphoner chez la voisine, car nous n’avons toujours pas le téléphone, pour dire qu’il ne rentrera qu’au milieu de la nuit voire le lendemain soir seulement. Il revient harassé et dort plus de douze heures de suite puis repart pour une ou deux ou trois journées enchaînées. Il prend le train de banlieue à toutes les heures du jour et de la nuit et fait des rencontres imprévues. Il a mis trois quarante cinq tours sur mon lit, il m’explique pourquoi :
- Comme t’es toujours barré et que je sais pas à l’avance quand je rentrerai, je t’ai mis ça sur ton plumard. J’ai rencontré dans le train un mec sympa. On a causé et en descendant à la même station on a pris le même chemin pour aller au boulot. Sa boutique est pas loin du commissariat. Il m’a fait visiter et il m’a filé trois disques pour toi. C’est un magasin où il n’y a que des disques comme les tiens. Il aime la même musique que toi. Son truc, c’est de les faire venir d’Angleterre et des Etats Unis. Il dit qu’il les a avant tout le monde et qu’il les vend moins cher qu’ailleurs. Il voulait acheter une boutique à Paris mais la patente est trop chère alors il s’est rabattu sur la banlieue. Il retentera Paris quand il aura plus de sous. Il m’a dit que ça devrait te plaire. Il était tout épaté de causer aussi facilement à un flic. Je lui ai filé un Dalloz qui ne me servait pas et qui lui a permis de trouver des trucs juridiques pour son commerce. C’est pour ça qu’il m’a filé ces quarante cinq tours. Il m’a dit que tu pouvais lui commander ce que tu veux en nouveautés, il se fait fort de tout importer. T’as pas un truc que tu voudrais ? Je suis sûr que ça lui fera plaisir de te le dénicher pour montrer qu’il est bon dans son domaine. Il est très sympa.
- Si, il y a un disque que je voudrais bien mais il n’est peut-être pas encore sorti du tout, pas même en Amérique ou en Angleterre mais on sait jamais. Ça s’appelle
Dark Side of the Moon, le groupe, c’est
Pink Floyd. Ca devait s’appeler Eclipse mais tout compte fait, c’est
Dark Side of the Moon. S’il peut m’avoir ça en import avant qu’il sorte en France. Ca veut dire : la…
- … Je sais ce que ça veut dire, je connais mon anglais : la face cachée de la lune. Mais je ne retiendrai pas ce nom, écris-le-moi sur un bout de papier et je lui donnerai. D’après lui, tu l’auras le jour de la sortie à l’étranger.
- Ca m’étonnerait que ça marche, ça a beau être très connu, il y a des listes d’attente chez les disquaires spécialisés de Paris, alors une boutique de banlieue… Et il faudra que tu m’avances les sous, j’ai pas un rond, en ce moment.
- C’est d’accord pour les sous. On risque rien à essayer et je suis curieux de voir s’il dit vrai, il m’a tellement vanté son système mais moi, je n’ai aucun disque en import à commander, tu penses bien.
En effet « je pense bien ». Les goûts musicaux de mon père sont coincés dans l’autrefois de jadis avec de la musique militaire. Son disque préféré, c’est « Les nuits de l’armée 1954 » dont il dit faire partie des chœurs qui chantent « La Madelon ». C’était le seul disque que nous avions pendant très longtemps avec un trente-trois tours des Compagnons de la chanson. Je les ai écoutés en boucle étant petit, j’ai fini par les aimer moi aussi.
Mais ça m’énerve que mon père fasse une intrusion dans ma musique. Il s’en fout et la fustige chaque fois qu’il peut et parce qu’il a rencontré ce mec, il s’intéresse à l’importation des nouveautés. Je n’ai pas envie qu’il fourre son nez là-dedans, d’ailleurs, je n’ai pas encore écouté les trois singles qu’il a mis sur mon lit. J’en n’ai pas envie. Pourtant ces sont les trois premiers disques venant de l’étranger qu’on m’offre. Les quarante cinq tours pressés par chez nous ont un grand trou au centre au contraire des trente trois tours qui ont un petit trou. Les trois imports du pote de mon père ont un truc en plus au centre qui remplit partiellement le grand trou pour permettre de les poser directement sur le plateau de l’électrophone sans avoir recours au centreur en plastique qu’on ajoute dans ce cas-là. Mes potes mélomanes trouvent ça très Pop : « C’est un import ! » Quand on a plusieurs disques à l’apparence bizarre comme ceux-là, on monte dans l’estime de l’audience. Je me suis forgé une estime solide sans avoir un seul de ces disques et voilà que j’en ai trois d’un seul coup sans rien faire de spécial. C’est trop facile et le fait que ça vienne de mon père m’énerve. Le mec de la musique, c’est moi ! Je suis incapable sans me ruiner d’avoir un de ces disques et pour lui c’est aussi facile que ça. C’est injuste !
C’est moi qui suis injuste, évidemment. Mon père essaye d’être sympa et il y arrive. Il est tout content d’y arriver, un peu étonné, même. C’est le hasard de son boulot de cinglé qui lui a fait rencontrer ce mec dans le train à pas d’heure et c’est son envie jamais prise en défaut d’aider les gens qui l’a poussé à donner un Dalloz à ce commerçant. Mais ça me rappelle que moi, je n’ai même pas eu à me baisser pour les ramasser, ces disques. Ca me rappelle que ma famille, en particulier mon père qui est occupé de manière déraisonnable par son boulot, pense à moi quand même alors que je les oublie tous allègrement y compris quand je suis à la maison. Tout ça ne me donne pas le beau rôle, c’est normal. Si je n’écoute pas les disques qu’il m’a offerts, ce n’est pas par dédain, c’est parce que je ne les mérite pas.
Je n’ai mis qu’une journée ou deux à oublier que j’avais en quelque sorte précommandé un disque de
Pink Floyd par l’intermédiaire de mon père parce qu’il faut bien être réaliste, si mon père rencontre un jour Pink Floyd, on aura du mouron à se faire : la Lune ou même le Soleil pourraient bien rencontrer la Terre.
Et pourtant, une semaine après ma « commande » alors que j’arrive pile à l’heure pour bouffer à la table familiale, mon père me déclare alors que je suis à peine assis :
- Au fait ! J’ai ton disque. Je te le donnerai après manger, il est dans ma sacoche.
Je lui fais un signe de la tête en souriant. Je n’y crois pas un instant. Si j’y avais cru, mes fesses n’auraient pas touché ma chaise et j’aurais foncé dans sa sacoche pour déballer mon disque.
Le repas se déroule comme d’habitude, ma sœur nous raconte comment elle s’entraîne afin d’être sélectionnée pour des championnats d’Europe qui auront lieu à Rome. Si elle y arrive, le voyage et le séjour lui seront offerts par la fédération.
A la fin du repas, j’ai complètement oublié ce que m’avait dit mon père au début et je me lève pour retourner dans ma chambre. Il ouvre son cartable recyclé en sacoche et en sort un disque trente-trois tours dont la pochette représente un prisme qui décompose ce qu’on suppose être un rayon lumineux en couleurs de l’arc en ciel. Il est sous une cellophane sur laquelle un autocollant indique en lettres blanches sur fond noir double cerclé de blanc :
Pink Floyd the Dark Side of the Moon.
C’est le vrai disque. Il n’y a aucun doute. Au dos, le rayon lumineux se poursuit pour rencontrer un autre prisme à l’envers et l’arc en ciel rejoint le côté face, comme une image enroulée sur elle-même. En ouvrant la pochette on découvre les paroles des chansons. Dans la partie face, il y a trois autocollants «
Pink Floyd », deux sont identiques, et deux grands posters, un avec les membres du groupe dans des carrés et l’autre représente trois pyramides dans le désert le tout teinté de bleu. Dans la partie dos, il y a le disque. Il a un triangle bleu clair sur son étiquette et il est indiqué qu’il est « Made in GT. Britain », c’est donc bien un import.
- Alors ? C’est bien ça que tu voulais ? Il s’est pas gouré ?
Mon père me sort de ma torpeur avec ses questions. D’avoir ce disque dans les mains me trouble et ma diction s’en trouve altérée.
- Ouais… Putain ! Il a fait comment, on le trouve nulle part. Et c’est le prix combien ?
- Le prix combien ? Laisse tomber. Le prix combien n’était pas cher.
Je vois bien que mon père se marre à l’intérieur. Il est content de m’épater. Je n’ai plus qu’une idée : écouter le disque. Je demande :
- Je peux l’écouter ce soir ? Je sais, pas de musique le soir, mais là !
- Pas de musique fort, le soir ! Si tu mets le son doucement, tu peux l’écouter, ça n’empêchera pas tes frangins de s’endormir.
Je fonce dans ma chambre. Toute ma famille a compris que j’avais dans les mains la réplique discographique du Saint Graal et me regarde m’éclipser avec attendrissement.
J’écoute le disque en lisant les paroles. J’ai déjà entendu ces morceaux en partie grâce à l’enregistrement de l’émission de
Jean Bernard Hebey qui diffusait le concert de la veille de celui où Sandrine et moi étions. Le mot que je ne pigeais pas dans « Time » est « ticking » : Ticking away the moment that make up a dull day… C’est bien « make » et non « made » comme je le croyais…
Il y a deux moments très différents de ce que j’ai entendu en concert. Un avec du synthé répétitif et surtout une vocalise faite par une femme absolument bouleversante. J’ai usé ma bande enregistrée sur la radio ce qui me permet de me souvenir de l’ordre des chansons. Je vais pouvoir faire un compte rendu précis à Sandrine dès demain matin. Si je n’ai pas droit à son sourire radieux avec ça…
A la fin du disque, j’ai l’impression qu’il n’a pas duré plus qu’un quarante-cinq tours un peu long. Tout s’enchaîne parfaitement, il y a du saxo sur la chanson avec le bruit de tiroir-caisse qui s’appelle justement «
Money » et aussi sur «
Us and them », je note ça pour Sandrine, elle va aimer.
Je sors de ma chambre pour un petit pipi avant de dormir et je m’aperçois que mon écoute n’a gêné personne puisque toute la maisonnée s’est endormie au son de
Dark Side of the Moon. Sauf moi. Et j’ai bien du mal à m’endormir. Qu’il est bien, ce disque ! J’ai hâte de voir Sandrine et les autres m’écouter leur raconter mon écoute !
Au bahut le lendemain, J’alpague Sandrine et lui raconte tout avant de partager avec les autres. Elle est attentive, ses yeux brillent comme je l’espérais. Je la laisse le plus possible raconter elle-même aux autres mais elle n’a pas vu ni entendu le disque ce qui la limite. Une chose est parfaitement confirmée par nos discussions : je suis bien le seul du bahut à posséder
The Dark Side of the Moon ! Certaines et certains ne me croient tout simplement pas. Même les efforts de Sandrine, qui sait que je ne mentirais pas sur un sujet aussi important, pour les convaincre que je dis vrai sont vains. A la fin des cours, elle me demande :
- Si tu veux, tu peux passer vers six heures ce soir pour me le montrer, le disque. Mon frère sera là, ça va l’épater.
A six heures pétantes, je sonne à sa porte. C’est sa sœur aînée qui m’ouvre. Je lui montre mon disque ostensiblement et elle se moque :
- Un prisme ? Mais encore ?
- C’est le nouveau
Pink Floyd, je l’ai eu en import !
- Tu m’en diras tant ! Elle crie en direction de l’escalier qui mène aux chambres : c’est Yves avec le nouveau
Pink Floyd qu’il a eu en import ! Puis elle me regarde : je ne me suis pas trompée ?
Sandrine dévale les marches suivie de près par Mathieu qui sourit. Il me prend le disque des mains et déclare péremptoirement :
- On dirait pas un disque de
Pink Floyd. C’est pas une pochette de
Pink Floyd, ça.
Je lui reprend des mains sans ménagement et sors le petit bout de cellophane où était collée l’étiquette avec «
Pink Floyd The Dark Side of the Moon » je la décolle soigneusement et la recolle à même la pochette dans le coin en haut à droite.
- Et comme ça, c’est toujours pas un disque de
Pink Floyd ?
Il est troublé. Il devait penser que j’avais rapporté un faux ou qu’on m’avait fait prendre des vessies pour des lanternes mais il doit bien se rendre à l’évidence : c’est le vrai disque. Il vide les pochettes, lit l’étiquette du disque qui corrobore l’authenticité de mon trésor et finit par demander :
- Alors, il est comment ?
- Il est génial ! C’est ce qu’on a vu en concert avec un son fantastique. Il y a un morceau complètement synthétique et un autre chanté par une femme, c’est beau, c’est génial. IL y a du saxo sur Money et sur Us and Them. Je ne me suis pas ennuyé un instant, c’est génial ! Je ne l’ai écouté qu’une fois mais c’est génial !
- Ouais, c’est génial, alors…
J’ai tout à coup une idée… géniale ! Je vais leur prêter. Plutôt, je vais le prêter à Sandrine. Et je vais lui donner un des deux autocollants qui sont semblables. Elle sait combien je tiens à tous ces trucs qui sont fournis avec les disques, lui filer un autocollant est pour moi un sacrifice, elle ne peut qu’apprécier.
Je tiens deux jours. Je lui ai laissé
Dark Side of the Moon deux jours alors que je ne l’avais écouté qu’une seule fois. Elle m’a bien prêté Son
Piper at the Gates of Dawn en intermittence pendant un an après m’avoir fait découvrir
Pink Floyd, c’est un juste retour des choses. Elle a collé mon autocollant sur son cahier de chansons.
Quand je suis venu récupérer mon disque, Mathieu m’a remercié :
- C’est un grand disque ! T’as raison, il est génial. On te l’a usé à force de le repasser. Je me suis renseigné, il sera bientôt en France mais il faut que tu me donnes l’adresse de ce disquaire, c’est un très bon dans son domaine, il l’a eu avant tout le monde.
Dans ma chambre, j’ai rajouté les posters de
Dark Side par-dessus d’autres plus anciens. J’ai trouvé cette ruse parce que je n’avais plus de punaises et celles que je décrochais étaient fichues. Dorénavant, je colle mes posters les uns sur les autres avec du scotch. Ca me va bien, ça donne à mes murs un air bordélique qui me plaît car on y voit les traces du passé.
Les jours suivants, j’écoute ce disque jusqu’à trois fois de suite, je ne peux plus écouter autre chose, ma mère le remarque en riant :
- Ben dis-donc, tu l’écoutes souvent le disque de ton père (ça m’énerve quand elle l’appelle comme ça) Même moi, je finis par le connaître par cœur. J’aime pas trop quand la femme chante sans paroles, on dirait une folle, mais elle a de la voix, ça c’est sûr.
Le morceau qui étonne ma mère, c’est «
The great gig in the sky » ou la chanteuse
Clare Torry fait une vocalise époustouflante sur la musique du groupe. Quand nous avions entendu ce morceau en concert, il n’y avait pas de voix dessus. La prof de français nous a appris le sens d’un mot : transcender. Ce verbe s’applique parfaitement à ce que fait
Clare Torry pour ce morceau, elle le transcende. Sans voix, c’était bien. Avec, c’est merveilleux. Ma mère a sans doute raison, elle est folle quand elle chante mais qu’elle est belle cette folie.
J’ai mon premier 33 tours en import, un
Pink Floyd de surcroît et je ne l’ai même pas payé. Alors forcément, les derniers mots sont pour mon père et une de ses maximes populaires : « Ya de la veine que pour la crapule ! »