Pink Floyd et Van Der Graaf Generator, pourquoi ?
Posté : lun. 11 mai 2020 12:05
Voilà l'explication du pourquoi du comment de Pink Floyd et Van Der Graaf Generator. Elle figurait dans l'ancien forum. Je la remets ici.
N'hésitez pas à nous raconter le pourquoi du comment des artistes que vous aimez.
Marjolaine et Sandrine. 4ème C1. Exposé sur la Pop Music.
Il va y avoir un exposé sur la Pop Music en 4ème C1 ! Tout le CES le sait. Au lieu de garder ça pour nous, il a fallu que des couillons le disent à tout le monde. Depuis, on n’est plus tranquilles. Après l’avoir dénigré, des « modernes » veulent venir écouter l’exposé de Marjolaine et Sandrine. La prof d’anglais les aime bien, les « modernes », et elle pourrait les y autoriser. Elle les trouve moins scolaires que nous, les « classiques ». Qu’est-ce que ça peut m’énerver ! Que faut-il qu’on soit à l’école autre que scolaire ? Merde ! Si elle veut qu’on soit autrement, c’est à elle de modifier le scolaire ! Puisqu’on est censés faire ce qu’on nous dit, on sera « modernes » par obéissance. Mais c’est même pas dit qu’on veuille lui montrer, notre côté « moderne » à nous.
Moi, je le cache. Depuis qu’elle me prend pour un facho, un redneck, parce que mon père est flic, je joue mon rôle à la perfection. Je lui ressors les arguments d’un vrai rétrograde avec qui j’ai discuté sur :
- la musique : « la Pop music n’est pas populaire, c’est l’accordéon qui l’est »
- la peinture : « Le Pop art, c’est n’importe-quoi, un gamin de cinq ans ferait pareil »
- la télé : « Guy Lux, il fait des émissions pour les gens, elles sont très bien »
A la fin de la discussion, elle m’a même traité de « vieux machin »… Elle ne m’aime pas et moi je l’aime bien, elle est naïve. La preuve, ma ruse marche. Et elle a autorisé l’exposé de Sandrine et Marjolaine.
Les « modernes », quelle bande de cons ! Quand ils ont su, ils ont tout de suite dit qu’un exposé sur la Pop fait par des filles, ça valait rien ! Même leurs filles l’ont dit ! Comme connerie ! Mais eux, ils n’y ont pas droit car il y a une contrepartie : la moitié de chaque partie des « speeches » doit être en anglais. Et chez eux, il n’y en a pas un ou une qui soit capable de le faire. Pour nous non plus, c’est pas facile. Mais Sandrine et Marjolaine ont trouvé que le jeu en valait la chandelle et s’y sont collées et demain, on aura droit à notre exposé avec de la Pop Music. En classe ! Quand Jérôme, un « moderne » très… « moderne », a dit : « Ils ont un exposé sur la Pop et ils le laissent faire par des greluches ! » Il a eu du pot que j’étais pas là pour l’entendre, j’aurais pris mon Gaffiot pour lui faire bouffer, tout latiniste classique que je suis. Quand on me l’a raconté, c’était la première fois que j’entendais ce mot, greluche. Mon père me l’a expliqué et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il ne s’applique pas à mes copines. Pas du tout.
Quand on peut choisir le poème qu’on veut apprendre, Marjolaine choisit « La ballade des pendus » de Villon et le récite si bien qu’on n’entend plus les oiseaux de la cour de récré. On croit qu’ils se sont arrêtés de chanter pour l’écouter. Elle apprend des poèmes comme ça, pour le plaisir. Elle connait la Pop mieux que tous les frimeurs du bahut. Elle se contente de sourire quand l’un d’eux dit une énorme connerie. Elle ressemble à Marlène Jobert sans ses taches de rousseur, en plus grande, plus mince, plus souriante. Elle voudrait être mannequin, c’est normal la plupart des garçons la voit déjà comme ça.
Quand on écrit sur mes 45 tours pour discuter, Sandrine n’écrit pas de connerie, elle écrit, par exemple : « Un préjugé est plus difficile à briser qu’on atome » qu’en penses-tu ? Elle connait mieux, non seulement la Pop, mais aussi toute la musique, que tous les frimeurs du bahut. Elle dit : « Ta guitare, elle n’a que quatre cordes et elle joue très grave… ça doit être une basse. » Et elle rit de bon cœur. Elle trouve souvent les paroles anglaises des chansons quand je ne les trouve pas. Elle ressemble à Marina Vlady en plus grande, plus mince, plus souriante. Elle ne voudrait pas être mannequin, c’est normal, ce serait trop facile pour elle.
Alors on va écouter leur exposé. Personne ne viendra nous emmerder vu qu’on est dans une toute petite salle, notre classe est séparée en deux au moment des langues : les germanistes et nous. Il n’y a pas de place pour d’autres, alléluia ! Juste notre quinzaine « d’anglais première langue » et la prof.
Les filles ont emprunté le bon électrophone du prof de musique. Elles sont prêtes sur la minuscule estrade, elles chuchotent des consignes de dernière minute puis elles se tournent vers nous. Marjolaine lit son introduction en anglais : « Pop music. That means… » Je ne sais pas pourquoi, j’ai l’impression que ça va être magnifique. Je me sens dans mes petits souliers comme les filles mais je sais qu’elles vont le faire et qu’elles vont le faire bien. Pendant les jours de préparation, elles se sont mises au boulot comme des adultes, elles ont demandé des tas de tuyaux en anglais à la prof, elles ont tanné leurs grands frères pour des disques et elles n’ont plus été disponibles pour nous tous au point d’énerver leurs copines. Là, elles sont fin prêtes et ça se voit. Malgré sa voix blanche de trac, Marjolaine nous explique en anglais les origines de la Pop. Les apartés sont faits en français par Sandrine : « Nous n’avons droit qu’à quatre morceaux, nous vous montrerons les disques mais nous n’écouterons que des morceaux Pop. » Elles ont apporté une vingtaine de 33 tours et à chaque citation de Marjolaine, Sandrine montre la pochette. On écoute « While my guitar gently weeps » et « Ruby Tuesday » dans la première partie. Jusque là, je connais presque tout ce qu’elles nous présentent. La prof, qui s’était mise face à la classe pour nous surveiller, voit que nous sommes scotchés par les oratrices et se retourne pour profiter elle aussi du spectacle.
Les rôles s’inversent. C’est au tour de Sandrine de prendre la parole. Elle rougit puis prend son souffle et nous dit qu’elle va nous parler de l’avant-garde, la Pop de maintenant, mais que nous écouterons deux autres morceaux de groupes confirmés parce qu’il fallait bien choisir, quatre morceaux seulement, c’est pas beaucoup. Elle cite des tas de groupes et je n’en connais qu’un ou deux de nom puis elle dit : « Plutôt que de vous décrire la musique, on va vous faire écouter Astronomy domine de Pink Floyd, ça vous fera tout comprendre. »
C’est parti. Elle baisse les yeux pendant toute l’écoute en murmurant les paroles. Et pour beaucoup d’entre nous, c’est la révélation. J’ai l’impression qu’il y a un monde inconnu merveilleux et que j’ai failli passer à côté. J’ai la chair de poule et la sensation que mes cheveux se dressent sur ma tête tout en me sentant fondre. J’ai bien fait de me mettre au fond, personne ne me voit, surtout pas la prof qui serait peut-être inquiète comme une adulte peut l’être mais je vais bien, un peu trop, c’est tout. Mais ça doit se voir et je ne sais pas bien cacher ces sensations-là. Et Sandrine est belle ! Elle balance sa tête de droite à gauche tout doucement en rythme, les pointes de ses cheveux se plantent dans les mailles de son pull comme des jambes de lutins sur des tapis volants. Je connais déjà bien le pouvoir de la musique, il me sidère souvent. C’est encore mieux que la plupart du temps. Je suis dans l’espace avec les musiciens, dans la tête de celui qui a composé la chanson et aussi, en vrai, un peu, dans la salle 204 du CES avec vue sur la cour de récré. C’est déjà extraordinaire de me sentir aussi peu dans l’endroit banal où je suis vraiment. Mais je suis dans tous ces lieux avec Sandrine, c’est elle qui m’a ouvert les portes et elle me fait visiter.
A la fin du morceau, elle nous considère avec un sourire satisfait, l’effet qu’elle escomptait s’est effectivement produit. Attention, nous sommes ce qu’on appelle une classe de tronches classiques. Comme le disait le prof de français de l’année dernière : « Avec les C2, on bosse, c’est sérieux, mais avec les C1, il y a des fulgurances, c’est un festival ! » Mes petits camarades sont donc capables d’apprécier autant la musique elle-même que la manière habile et documentée des filles pour nous présenter leur camelote. Nous commentons entre nous mais le silence revient dès que Sandrine reprend la parole. Elle dit que ce n’est que le premier morceau, tout le disque est selon elle fantastique. Elle passe sur d’autres groupes qui promettent d’être magiques eux aussi, King Crimson, Soft Machine, etc… Elle s’arrête sur le dernier prévu : Van Der Graaf Generator. Elle dit que Pink Floyd et eux sont vraiment différents mais qu’ils sont capables tous les deux d’aller chercher des métaphores au bout de la galaxie, dans des romans de science-fiction, des contes pour enfants et parlent de maisons sans portes, des chats déroutants, de gnomes, etc… Elle trouve leur musique inouïe au sens propre du terme. Si nous ne connaissons pas déjà, nous n’avons jamais entendu ça. Elle nous balance « Refugees ».
Passé l’étonnement devant la voix du chanteur, le charme de la chanson opère. Devant moi, Hélène pose sa tête sur ses bras comme pour se bercer. Je me recule au plus loin sur ma chaise pour qu’on ne me voie pas mais je contrôle assez bien mon attitude. Ce qui manque de me déstabiliser, c’est la prof d’anglais qui se retourne et me fixe droit dans les yeux le regard embué. Je suis obligé d’avoir recours à ma ruse anti décomposition que j’ai fabriquée quand mon grand-père me racontait ses tristes histoires de guerre : je pense que je mange des fruits à même l’arbre dans le jardin. Je peux ainsi pencher la tête en lui souriant au lieu de chialer avec elle. Ca alors ! Entamée, elle est, la prof d’anglais !
Quand la chanson se termine et que la cloche sonne, elle ne dit rien. Elle qui craint que nous soyons toujours en retard au cours suivant semble absente. Personne ne bouge. Sandrine en profite pour prendre le pouvoir. Tout en manipulant sa pile de disques, elle nous parle en faisant mine d’ignorer la prof :
- Quatre morceaux, c’était pas assez, four songs is not enough, surtout pour Pink Floyd, il faudrait écouter tout le disque et même les suivants pour bien comprendre qu’ils ont bouleversé la musique et qu’ils continuent. Par exemple, dans Mathilda mother, il y a assez d’idées pour faire trois chansons et ils n’en font qu’une seule, three songs in one song.
Et elle pose le bras du tourne disques juste au bon endroit. Effectivement, les ruptures dans le morceau sont étonnantes et pourraient donner le point de départ d’une toute autre histoire. Nous réprimons nous-mêmes le brouhaha à la fin de la chanson en espérant que ça va continuer. Sandrine ne tient plus en place. Comme la prof semble toujours KO, elle en profite pour nous passer une autre chanson :
- Ma préférée, c’est Lucifer Sam. C’est l’histoire d’un chat étrange que l’auteur ne comprend pas, il dit : «That cat’s something I can’t explain». On peut danser dessus, on peut juste l’écouter, c’est rythmé et parfois presque inquiétant. Les guitaristes disent que les accords ne suivent pas un ordre logique. C’est surprenant et on peut quand même la chanter.
L’écoute se fait en dansant assis sur nos chaises. Sandrine fait danser ses cheveux et nous applaudissons bruyamment. Ce qui sort la prof de sa torpeur. Elle nous sourit, félicite les filles et nous demande de l’attendre pour nous rendre au cours suivant. Nous avons vingt minutes de retard et le prof de latin va râler.
Quand nous arrivons en latin, les germanistes ont déjà commencé à traduire un extrait du « De viris » et nous regardent arriver agités et souriants. La prof d’anglais s’adresse au prof de latin :
- Excuse-moi, c’est de ma faute s’ils sont en retard, on avait un exposé et on a débordé.
- Un exposé sur quoi ?
- La Pop Music. Elles ont passé de la musique de Pink Floyd, c’était impressionnant, tu connais ?
- Ouais, j’ai leur dernier, j’aime beaucoup. Tu aurais dû m’en parler avant, je serais venu, j’ai un trou à cette heure-là.
Il nous scrute et se rend compte de notre excitation :
- Vous n’avez pas envie de « De viris », je me trompe ? Alors on va apprendre une chanson.
- Une chanson en latin ?
- Oui. Gaudeamus igitur. C’est comme le De viris, ça a été écrit plus tard qu’à l’époque où on parlait latin, mais c’est bien, vous allez voir.
Il nous chante le premier couplet et nous copions les paroles puis nous l’apprenons tant bien que mal, ce n’est pas un prof de musique qui nous dirige.
A la sortie du cours je rejoins Sandrine au pas de course et j’ose lui dire vraiment ce que je pense :
- C’était magnifique ce que vous avez fait ! Cette musique, Pink Floyd, c’est fantastique ! Merci de m’avoir fait connaître ça, je vais trouver des sous pour les acheter, Van Der machin, c’est vachement bien aussi !
J’ai un élan pour la prendre dans mes bras que je réprime au dernier instant. Elle s’en rend compte et rougit. Elle me propose :
- Puisque tu aimes tant ça, je t’en prête un des deux en attendant que tu l’achètes. Tu veux lequel ?
- Pink Floyd ! Mais l’autre me plaît aussi.
- Tiens, le voilà. Tu vas me raccompagner, comme ça tu m’aideras à porter mes disques, c’est lourd.
En marchant jusque chez elle nous discutons de tous ces groupes qui nous rendent dingues. Elle en connaît bien plus que moi. Elle parle beaucoup et je l’écoute. Arrivés devant sa maison, nous ne savons pas comment nous quitter, nous n’en avons pas envie. Elle qui rougit souvent avant de faire quelque chose où il faut qu’elle ose, pique un fard pourpre et s’avance pour me faire doucement les quatre bises que les garçons et les filles font dans notre classe depuis un petit mois seulement pour se dire bonjour ou au revoir. Sans doute pour effacer la gêne qui nous remplit, elle ajoute :
- Tiens, je te prête aussi le Van Der Graaf Generator. Fais-y attention, il est à mon frère.
Je la quitte à regret. Arrivé chez moi, je fonce dans ma chambre et met immédiatement le Pink Floyd, The Piper at the Gates of Dawn sur mon électrophone. La magie revient au galop. Je ne comprends pas toutes les paroles, loin s’en faut, mais dans la dernière chanson, « Bike », le chanteur dit : « You’re the kind of girl that fits in with my world ». Il me semble que j’ai trouvé quelqu’un à qui je pourrai dire ça.
N'hésitez pas à nous raconter le pourquoi du comment des artistes que vous aimez.
Marjolaine et Sandrine. 4ème C1. Exposé sur la Pop Music.
Il va y avoir un exposé sur la Pop Music en 4ème C1 ! Tout le CES le sait. Au lieu de garder ça pour nous, il a fallu que des couillons le disent à tout le monde. Depuis, on n’est plus tranquilles. Après l’avoir dénigré, des « modernes » veulent venir écouter l’exposé de Marjolaine et Sandrine. La prof d’anglais les aime bien, les « modernes », et elle pourrait les y autoriser. Elle les trouve moins scolaires que nous, les « classiques ». Qu’est-ce que ça peut m’énerver ! Que faut-il qu’on soit à l’école autre que scolaire ? Merde ! Si elle veut qu’on soit autrement, c’est à elle de modifier le scolaire ! Puisqu’on est censés faire ce qu’on nous dit, on sera « modernes » par obéissance. Mais c’est même pas dit qu’on veuille lui montrer, notre côté « moderne » à nous.
Moi, je le cache. Depuis qu’elle me prend pour un facho, un redneck, parce que mon père est flic, je joue mon rôle à la perfection. Je lui ressors les arguments d’un vrai rétrograde avec qui j’ai discuté sur :
- la musique : « la Pop music n’est pas populaire, c’est l’accordéon qui l’est »
- la peinture : « Le Pop art, c’est n’importe-quoi, un gamin de cinq ans ferait pareil »
- la télé : « Guy Lux, il fait des émissions pour les gens, elles sont très bien »
A la fin de la discussion, elle m’a même traité de « vieux machin »… Elle ne m’aime pas et moi je l’aime bien, elle est naïve. La preuve, ma ruse marche. Et elle a autorisé l’exposé de Sandrine et Marjolaine.
Les « modernes », quelle bande de cons ! Quand ils ont su, ils ont tout de suite dit qu’un exposé sur la Pop fait par des filles, ça valait rien ! Même leurs filles l’ont dit ! Comme connerie ! Mais eux, ils n’y ont pas droit car il y a une contrepartie : la moitié de chaque partie des « speeches » doit être en anglais. Et chez eux, il n’y en a pas un ou une qui soit capable de le faire. Pour nous non plus, c’est pas facile. Mais Sandrine et Marjolaine ont trouvé que le jeu en valait la chandelle et s’y sont collées et demain, on aura droit à notre exposé avec de la Pop Music. En classe ! Quand Jérôme, un « moderne » très… « moderne », a dit : « Ils ont un exposé sur la Pop et ils le laissent faire par des greluches ! » Il a eu du pot que j’étais pas là pour l’entendre, j’aurais pris mon Gaffiot pour lui faire bouffer, tout latiniste classique que je suis. Quand on me l’a raconté, c’était la première fois que j’entendais ce mot, greluche. Mon père me l’a expliqué et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il ne s’applique pas à mes copines. Pas du tout.
Quand on peut choisir le poème qu’on veut apprendre, Marjolaine choisit « La ballade des pendus » de Villon et le récite si bien qu’on n’entend plus les oiseaux de la cour de récré. On croit qu’ils se sont arrêtés de chanter pour l’écouter. Elle apprend des poèmes comme ça, pour le plaisir. Elle connait la Pop mieux que tous les frimeurs du bahut. Elle se contente de sourire quand l’un d’eux dit une énorme connerie. Elle ressemble à Marlène Jobert sans ses taches de rousseur, en plus grande, plus mince, plus souriante. Elle voudrait être mannequin, c’est normal la plupart des garçons la voit déjà comme ça.
Quand on écrit sur mes 45 tours pour discuter, Sandrine n’écrit pas de connerie, elle écrit, par exemple : « Un préjugé est plus difficile à briser qu’on atome » qu’en penses-tu ? Elle connait mieux, non seulement la Pop, mais aussi toute la musique, que tous les frimeurs du bahut. Elle dit : « Ta guitare, elle n’a que quatre cordes et elle joue très grave… ça doit être une basse. » Et elle rit de bon cœur. Elle trouve souvent les paroles anglaises des chansons quand je ne les trouve pas. Elle ressemble à Marina Vlady en plus grande, plus mince, plus souriante. Elle ne voudrait pas être mannequin, c’est normal, ce serait trop facile pour elle.
Alors on va écouter leur exposé. Personne ne viendra nous emmerder vu qu’on est dans une toute petite salle, notre classe est séparée en deux au moment des langues : les germanistes et nous. Il n’y a pas de place pour d’autres, alléluia ! Juste notre quinzaine « d’anglais première langue » et la prof.
Les filles ont emprunté le bon électrophone du prof de musique. Elles sont prêtes sur la minuscule estrade, elles chuchotent des consignes de dernière minute puis elles se tournent vers nous. Marjolaine lit son introduction en anglais : « Pop music. That means… » Je ne sais pas pourquoi, j’ai l’impression que ça va être magnifique. Je me sens dans mes petits souliers comme les filles mais je sais qu’elles vont le faire et qu’elles vont le faire bien. Pendant les jours de préparation, elles se sont mises au boulot comme des adultes, elles ont demandé des tas de tuyaux en anglais à la prof, elles ont tanné leurs grands frères pour des disques et elles n’ont plus été disponibles pour nous tous au point d’énerver leurs copines. Là, elles sont fin prêtes et ça se voit. Malgré sa voix blanche de trac, Marjolaine nous explique en anglais les origines de la Pop. Les apartés sont faits en français par Sandrine : « Nous n’avons droit qu’à quatre morceaux, nous vous montrerons les disques mais nous n’écouterons que des morceaux Pop. » Elles ont apporté une vingtaine de 33 tours et à chaque citation de Marjolaine, Sandrine montre la pochette. On écoute « While my guitar gently weeps » et « Ruby Tuesday » dans la première partie. Jusque là, je connais presque tout ce qu’elles nous présentent. La prof, qui s’était mise face à la classe pour nous surveiller, voit que nous sommes scotchés par les oratrices et se retourne pour profiter elle aussi du spectacle.
Les rôles s’inversent. C’est au tour de Sandrine de prendre la parole. Elle rougit puis prend son souffle et nous dit qu’elle va nous parler de l’avant-garde, la Pop de maintenant, mais que nous écouterons deux autres morceaux de groupes confirmés parce qu’il fallait bien choisir, quatre morceaux seulement, c’est pas beaucoup. Elle cite des tas de groupes et je n’en connais qu’un ou deux de nom puis elle dit : « Plutôt que de vous décrire la musique, on va vous faire écouter Astronomy domine de Pink Floyd, ça vous fera tout comprendre. »
C’est parti. Elle baisse les yeux pendant toute l’écoute en murmurant les paroles. Et pour beaucoup d’entre nous, c’est la révélation. J’ai l’impression qu’il y a un monde inconnu merveilleux et que j’ai failli passer à côté. J’ai la chair de poule et la sensation que mes cheveux se dressent sur ma tête tout en me sentant fondre. J’ai bien fait de me mettre au fond, personne ne me voit, surtout pas la prof qui serait peut-être inquiète comme une adulte peut l’être mais je vais bien, un peu trop, c’est tout. Mais ça doit se voir et je ne sais pas bien cacher ces sensations-là. Et Sandrine est belle ! Elle balance sa tête de droite à gauche tout doucement en rythme, les pointes de ses cheveux se plantent dans les mailles de son pull comme des jambes de lutins sur des tapis volants. Je connais déjà bien le pouvoir de la musique, il me sidère souvent. C’est encore mieux que la plupart du temps. Je suis dans l’espace avec les musiciens, dans la tête de celui qui a composé la chanson et aussi, en vrai, un peu, dans la salle 204 du CES avec vue sur la cour de récré. C’est déjà extraordinaire de me sentir aussi peu dans l’endroit banal où je suis vraiment. Mais je suis dans tous ces lieux avec Sandrine, c’est elle qui m’a ouvert les portes et elle me fait visiter.
A la fin du morceau, elle nous considère avec un sourire satisfait, l’effet qu’elle escomptait s’est effectivement produit. Attention, nous sommes ce qu’on appelle une classe de tronches classiques. Comme le disait le prof de français de l’année dernière : « Avec les C2, on bosse, c’est sérieux, mais avec les C1, il y a des fulgurances, c’est un festival ! » Mes petits camarades sont donc capables d’apprécier autant la musique elle-même que la manière habile et documentée des filles pour nous présenter leur camelote. Nous commentons entre nous mais le silence revient dès que Sandrine reprend la parole. Elle dit que ce n’est que le premier morceau, tout le disque est selon elle fantastique. Elle passe sur d’autres groupes qui promettent d’être magiques eux aussi, King Crimson, Soft Machine, etc… Elle s’arrête sur le dernier prévu : Van Der Graaf Generator. Elle dit que Pink Floyd et eux sont vraiment différents mais qu’ils sont capables tous les deux d’aller chercher des métaphores au bout de la galaxie, dans des romans de science-fiction, des contes pour enfants et parlent de maisons sans portes, des chats déroutants, de gnomes, etc… Elle trouve leur musique inouïe au sens propre du terme. Si nous ne connaissons pas déjà, nous n’avons jamais entendu ça. Elle nous balance « Refugees ».
Passé l’étonnement devant la voix du chanteur, le charme de la chanson opère. Devant moi, Hélène pose sa tête sur ses bras comme pour se bercer. Je me recule au plus loin sur ma chaise pour qu’on ne me voie pas mais je contrôle assez bien mon attitude. Ce qui manque de me déstabiliser, c’est la prof d’anglais qui se retourne et me fixe droit dans les yeux le regard embué. Je suis obligé d’avoir recours à ma ruse anti décomposition que j’ai fabriquée quand mon grand-père me racontait ses tristes histoires de guerre : je pense que je mange des fruits à même l’arbre dans le jardin. Je peux ainsi pencher la tête en lui souriant au lieu de chialer avec elle. Ca alors ! Entamée, elle est, la prof d’anglais !
Quand la chanson se termine et que la cloche sonne, elle ne dit rien. Elle qui craint que nous soyons toujours en retard au cours suivant semble absente. Personne ne bouge. Sandrine en profite pour prendre le pouvoir. Tout en manipulant sa pile de disques, elle nous parle en faisant mine d’ignorer la prof :
- Quatre morceaux, c’était pas assez, four songs is not enough, surtout pour Pink Floyd, il faudrait écouter tout le disque et même les suivants pour bien comprendre qu’ils ont bouleversé la musique et qu’ils continuent. Par exemple, dans Mathilda mother, il y a assez d’idées pour faire trois chansons et ils n’en font qu’une seule, three songs in one song.
Et elle pose le bras du tourne disques juste au bon endroit. Effectivement, les ruptures dans le morceau sont étonnantes et pourraient donner le point de départ d’une toute autre histoire. Nous réprimons nous-mêmes le brouhaha à la fin de la chanson en espérant que ça va continuer. Sandrine ne tient plus en place. Comme la prof semble toujours KO, elle en profite pour nous passer une autre chanson :
- Ma préférée, c’est Lucifer Sam. C’est l’histoire d’un chat étrange que l’auteur ne comprend pas, il dit : «That cat’s something I can’t explain». On peut danser dessus, on peut juste l’écouter, c’est rythmé et parfois presque inquiétant. Les guitaristes disent que les accords ne suivent pas un ordre logique. C’est surprenant et on peut quand même la chanter.
L’écoute se fait en dansant assis sur nos chaises. Sandrine fait danser ses cheveux et nous applaudissons bruyamment. Ce qui sort la prof de sa torpeur. Elle nous sourit, félicite les filles et nous demande de l’attendre pour nous rendre au cours suivant. Nous avons vingt minutes de retard et le prof de latin va râler.
Quand nous arrivons en latin, les germanistes ont déjà commencé à traduire un extrait du « De viris » et nous regardent arriver agités et souriants. La prof d’anglais s’adresse au prof de latin :
- Excuse-moi, c’est de ma faute s’ils sont en retard, on avait un exposé et on a débordé.
- Un exposé sur quoi ?
- La Pop Music. Elles ont passé de la musique de Pink Floyd, c’était impressionnant, tu connais ?
- Ouais, j’ai leur dernier, j’aime beaucoup. Tu aurais dû m’en parler avant, je serais venu, j’ai un trou à cette heure-là.
Il nous scrute et se rend compte de notre excitation :
- Vous n’avez pas envie de « De viris », je me trompe ? Alors on va apprendre une chanson.
- Une chanson en latin ?
- Oui. Gaudeamus igitur. C’est comme le De viris, ça a été écrit plus tard qu’à l’époque où on parlait latin, mais c’est bien, vous allez voir.
Il nous chante le premier couplet et nous copions les paroles puis nous l’apprenons tant bien que mal, ce n’est pas un prof de musique qui nous dirige.
A la sortie du cours je rejoins Sandrine au pas de course et j’ose lui dire vraiment ce que je pense :
- C’était magnifique ce que vous avez fait ! Cette musique, Pink Floyd, c’est fantastique ! Merci de m’avoir fait connaître ça, je vais trouver des sous pour les acheter, Van Der machin, c’est vachement bien aussi !
J’ai un élan pour la prendre dans mes bras que je réprime au dernier instant. Elle s’en rend compte et rougit. Elle me propose :
- Puisque tu aimes tant ça, je t’en prête un des deux en attendant que tu l’achètes. Tu veux lequel ?
- Pink Floyd ! Mais l’autre me plaît aussi.
- Tiens, le voilà. Tu vas me raccompagner, comme ça tu m’aideras à porter mes disques, c’est lourd.
En marchant jusque chez elle nous discutons de tous ces groupes qui nous rendent dingues. Elle en connaît bien plus que moi. Elle parle beaucoup et je l’écoute. Arrivés devant sa maison, nous ne savons pas comment nous quitter, nous n’en avons pas envie. Elle qui rougit souvent avant de faire quelque chose où il faut qu’elle ose, pique un fard pourpre et s’avance pour me faire doucement les quatre bises que les garçons et les filles font dans notre classe depuis un petit mois seulement pour se dire bonjour ou au revoir. Sans doute pour effacer la gêne qui nous remplit, elle ajoute :
- Tiens, je te prête aussi le Van Der Graaf Generator. Fais-y attention, il est à mon frère.
Je la quitte à regret. Arrivé chez moi, je fonce dans ma chambre et met immédiatement le Pink Floyd, The Piper at the Gates of Dawn sur mon électrophone. La magie revient au galop. Je ne comprends pas toutes les paroles, loin s’en faut, mais dans la dernière chanson, « Bike », le chanteur dit : « You’re the kind of girl that fits in with my world ». Il me semble que j’ai trouvé quelqu’un à qui je pourrai dire ça.