Lokomotive Kreuzberg
: Le Politrock, qu'est-ce c'est ?


L'Allemagne n'a jamais été aussi étincelante sur le plan musical que pendant les années 70. Si elle brillait dans nombre de styles différents, il en est toutefois un, moins connu des francophones, qui n'est pas facilement accessible aux oreilles quelque peu réfractaires à la langue allemande en raison de la prédominance des textes engagés : le Politrock (le rock à saveur politique). Qu'est-ce que cette chose étrange venue d'ailleurs ? Andi Brauer et Herwig Mitteregger, deux membres de Lokomotive Kreuzberg qui nous ont accordé une entrevue, répondront à cette question. Mais le groupe nous intéresse bien au-delà de son appartenance à cette scène particulière, car trois des musiciens de Lokomotive Kreuzberg s'en iront rejoindre Nina Hagen à la fin des années 70 et formeront avec elle le Nina Hagen Band. Puis, lorsque Nina décidera de poursuivre seule sa route, ils fonderont Spliff dans les années 80, un groupe qui deviendra extrêmement populaire en Allemagne, redorera le blason de la Neue Deutsche Welle (la Nouvelle vague musicale allemande) et connaîtra même un petit succès durable hors de ses frontières grâce à l'album The Spliff Radio Show. Les musiciens de Lokomotive Kreuzberg ont donc évité brillamment de plonger dans le gouffre de la médiocrité au sortir des années 70 et nous livrent ici un témoignage éclairant de l'Allemagne musicale et politique de cette époque-là.

Donc, c'est quoi le Politrock ?

Mais avant de leur donner la parole, lisons d'abord quelques passages d'un texte très instructif qu'Andi Brauer écrivit en 1979. Il répondait à un mystérieux Dr Moped qui, dans un obscur journal francfortois, incendiait les groupes de Politrock composés selon lui de musiciens pédagogues ennuyeux, triviaux, que font de la vieille merde qui donne envie de vomir. Andi rétorquait avec intelligence par un article qui fut publié dans le livre Rock gegen Rechts en 1980.

Morceaux choisis : « Le Politrock, c'est quoi ça ? C'est ce que nous nous sommes demandé quand, au début des années 70, nous sommes allés au Quartier Latin berlinois pour voir et entendre Floh de Cologne et leur Profitgeiern. À l'époque, les Flöhe étaient considérés comme un élément naturel de cette toute nouvelle scène musicale. La politique était tout simplement dans l'air du temps, surtout à Berlin où, après la révolte étudiante de 1968, il régnait un enthousiasme généralisé auquel une grande partie de la jeunesse adhérait. C'était un mouvement que le théâtre de rue, le cinéma, les chansonniers et les peintres politiquement engagés ont mis en avant. Comment le rock aurait-il pu ne pas s'y embarquer? Ton Steine Scherben étaient les premiers à Berlin.

Quand nous avons fondé Lokomotive Kreuzberg, 30 minuscules affiches faites à la main suffisaient à nous permettre de donner notre premier concert devant 300 personnes. Un an plus tard, voilà que nous étions devenus des professionnels, avec un album, une camionnette, et des problèmes financiers permanents qui ne nous lâcheront plus jusqu'à la fin. Au début, nous n'avions pas vraiment conscience d'avoir une fonction d'agitateurs. Le rock, la politique, les textes anti-autorité, c'était une union qui allait de soi, le tout naturellement en allemand. Ils nous ont collé une étiquette, Politrock, nous étions donc des agitateurs, on nous a jetés hors des ondes, les médias nous ont ignorés, ou balançaient des seaux remplis de merde à notre sujet. Malgré cela, deux ans plus tard, nous jouions devant 10 000 personnes à Berlin, nous faisions des tournées en Allemagne de l'Ouest. À la SFB (ndlr : Sender Freies Berlin, une station de radio), une note du directeur circulait pour aviser le personnel qu'il était interdit de diffuser notre musique. Nous en avons gardé une photocopie pour nos archives. Liberté d'expression, tu parles ! Les autres radios ont suivi, et ainsi, la future fin du groupe était déjà programmée. Nous ne vendions pas assez d'albums, et les musiciens vivent de ces ventes, pas seulement en donnant des concerts. Est-ce que c'est vrai que nous voulions mener les gens vers une pente politique glissante en utilisant de la bonne musique (ça au moins, personne ne pouvait nous l'enlever) ? Une chose est claire : quand on a une opinion particulière dans la tête, ça a forcément une influence sur ce qu'on fait. Personne ne peut, par exemple, se lancer dans un trip de musique cosmique ou balancer le punk le plus brutal s'il n'y croit pas. »

L'oeuvre de Lokomotive Kreuzberg

Les musiciens de Lokomotive Kreuzberg y croyaient. Les quatre disques qu'ils ont enregistrés au cours de leur carrière se singularisaient par une parfaite maîtrise sur le plan musical. Deux d'entre eux étaient de véritables albums concepts si savamment élaborés qu'en écoutant les deux faces de chacun d'entre eux, c'était tout un petit film qui se jouait dans notre tête. Ce qui s'explique aisément par le fait qu'on nomme aussi ce style Politrock-Kabarett, la musique et les textes engagés gagnant considérablement en efficacité quand ils étaient véhiculés sur la scène plutôt qu'enclavés dans un disque. Le premier album de Lokomotive Kreuzberg, Kollege Klatt, sorti en 1972, a pour décor un bar dans lequel se retrouvent deux collègues. Le matin même, l'un d'eux est allé au bureau du personnel pour demander une augmentation de salaire. On la lui a refusée. « Vous savez, on peut vous comprendre. Mais si ça ne vous convient pas, vous pouvez toujours partir. » Sur une musique rock qui se fond à la perfection à ce mode d'expression, Kollege Klatt s'oriente entièrement autour de la discussion de ces deux hommes dans ce bar. Il y est question de l'augmentation du coût de la vie et celle des salaires qui ne suit pas la même courbe, de l'exploitation des travailleurs. Notons d'ailleurs que les textes sont si capitaux dans l'oeuvre de Lokomotive Kreuzberg qu'ils sont reproduits intégralement dans chacun des quatre albums.

Selon les propres termes du groupe, James Blond, qui date de 1973, est une bande dessinée criminelle acoustique à saveur politique. Le titre complet du disque révèle parfaitement son sujet : James Blond - Den Lohnräuber auf der Spur (James Blond - Sur les traces du voleur de salaire). Il s'agit là du deuxième album concept dont les deux faces suivent la même trame narrative. Le troisième disque, Fette Jahre (1975), est sans doute le plus accessible pour les non-germanophiles. En 8 chansons sans lien les unes avec les autres, le groupe fait un brillant étalage de toute la palette de son talent. Fette Jahre ouvre sur un morceau instrumental superbe, Rondo, sur lequel le violon d'Andreas Brauer étincelle. Plus loin, Nostalgie est une cinglante parodie rock'n'roll des chansons alors populaires en Allemagne dont le texte aurait fort bien pu avoir été écrit aujourd'hui tant les médias nous embourbent plus encore dans le culte du passé.

Nous cultivons la nostalgie
Du rétro bien révolu
Nous tuerions notre grand-mère
Pour avoir sa robe de dentelle.

Nous revenons à Marlene Dietrich
Car Bob Dylan est déjà mort.
Nous nous sentons si affreusement seuls
Et bientôt, nous croirons à nouveau en Dieu.

Mountaintown, le dernier album du groupe, sort en 1977 sous le nom de Lok Kreuzberg. Il est une parfaite synthèse des disques précédents. Une face A qui se joue intégralement dans un saloon, et une face B qui contient des chansons individuelles, magnifiques, dans un style musical qui a certes évolué, mais sans perdre le moindrement de sa singularité ni de son charme. Cet ultime disque de Lokomotive Kreuzberg est considéré par nombre de fans comme étant le meilleur du groupe. Ce qui pourrait certes nous faire regretter que l'aventure se soit arrêtée là, mais la suite de la carrière des musiciens enrichira le patrimoine musical allemand de quelques disques tout aussi essentiels que ces quatre-là : le premier Nina Hagen Band, et les albums de Spliff.

L'entrevue maintenant

Andi Brauer, membre fondateur de Lokomotive Kreuzberg, et Herwig Mitteregger, présent sur le dernier album, et l'un des 3 musiciens qui formeront ensuite le Nina Hagen Band et Spliff, répondent à nos questions.

Béatrice : Lokomotive Kreuzberg était ce qu'on appelait un groupe de Politrock. Pourquoi cette orientation ? Aviez-vous le sentiment d'avoir un message à faire passer à travers votre musique ?

Andi Brauer : Nous étions persuadés de pouvoir faire bouger quelque chose par nos concerts. À cette époque, au début des années 70, il y avait à Berlin dans toutes les sphères culturelles des tentatives d'unir l'art et le message politique. Ce qui nous servait de modèles, c'était les chansons engagées, les pièces de théâtre et les images des années 20 (Brecht, Weill, Eisler, Grosz, etc.), bien que dans un habillage différent. Faire autre chose nous serait semblé absurde.

Béatrice : Qu'est-ce qui était le plus important ? La musique ou le message ?

Andi : Verbalement, nous nous sommes présentés principalement par notre message. Mais dans notre coeur, du moins au début, c'est la musique qui était au premier plan. Ça commençait par le choix des musiciens, qui comptaient parmi ce que Berlin avait de mieux à offrir. Au fil du temps, nous nous sommes efforcés avec succès de miser moins sur l'aspect politique, d'introduire plutôt une dramaturgie poétique, ce qui a d'abord irrité notre public. Je parle ici surtout du conte musical Mountaintown, notre dernier grand projet en commun dans lequel Herwig a joué un grand rôle.

Béatrice : Comment se comportaient les médias envers les groupes de Politrock ?

Andi : À part quelques rares exceptions, la culture politique était censurée dans les médias allemands. Il y avait des directives claires, et même formulées publiquement, destinées aux radios et aux rédactions des chaînes de télévision. Plusieurs artistes devaient être boycottés. Lok Kreuzberg est également tombé sous ce verdict, surtout à Berlin. Mais les journaux locaux étaient souvent nos alliés.

Béatrice : Aujourd'hui, on a tendance à appeler Krautrock tout ce qui a été enregistré en Allemagne dans les années 70. Qu'est-ce que le Krautrock selon vous ? Apparteniez-vous à ce mouvement ? Que pensaient les musiciens allemands de ce terme ?

Andi : Je ne sais pas trop. Je crois que nous l'avons refusé, parce qu'il véhicule ce cliché de la choucroute et de l'ennui allemand à la bière, on ne voulait pas s'y associer. En fait, nous n'appartenions pas vraiment à la scène rock allemande, bien que nous ayons été parmi les premiers à chanter en allemand, avant même Udo Lindenberg. (ndlr : Udo faisait partie du groupe 8 Days in April. Il est devenu par la suite une immense vedette en Allemagne.)

Béatrice : Quels sont les musiciens qui vous ont inspirés ?

Andi : Peut-être Frank Zappa, Kurt Weill, The Tubes, mais aussi Bach et Strawinsky.

Béatrice : Avez-vous pensé chanter en anglais pour percer hors des frontières de l'Allemagne ?

Andi : Nous avons joué en dehors de l'Allemagne, souvent en Italie, en France ou en Suisse. L'anglais n'y aurait pas été mieux bienvenu. Je crois qu'ils nous aimaient bien comme ambassadeurs d'une Allemagne qui changeait.

Béatrice : Pourquoi vous êtes-vous séparés en 1977 ?

Andi : Il y avait plusieurs raisons. Les anciens membres, surtout les pères fondateurs, Kalle Scherfling (le parolier) et moi-même en tant que compositeur, nous ne voulions plus passer la moitié de l'année sur les routes, peut-être fonder une famille, avoir des enfants. Aussi, musicalement, je pouvais m'imaginer bien d'autres avenues en dehors du rock'n'roll. Et nous n'avons jamais vraiment eu assez d'argent. Sur le plan politique, le Deutscher Herbst a joué un rôle important (ndlr : l'automne allemand, période allant de septembre à octobre 1977 au cours de laquelle l'Allemagne a connu une vague d'attentats terroristes commis par la RAF, la Rote Armee Fraktion, une organisation d'extrême gauche). Tout cela était simplement fini.

Béatrice : Les quatre albums de Lokomotive Kreuzberg n'ont malheureusement pas été réédités. Aura-t-on bientôt la chance de pouvoir les écouter en CD ?

Andi : Il existe une très bonne compilation avec des chansons des quatre disques, éditée par « pläne »-Verlag, pour laquelle j'ai effectué moi-même la sélection. Par contre, je ne sais pas si elle est encore disponible (ndlr : elle l'est).

Béatrice : La nouvelle génération découvre votre musique en la téléchargeant souvent illégalement sur Internet. Qu'en pensez-vous ?

Andi : Si notre musique des années 70 est téléchargée illégalement, je n'en sais rien. En règle générale, je suis pour le téléchargement légal. Toutefois, les revenus que je perçois pour les musiques de films que j'ai composées par la suite m'assurent une petite sécurité financière pour mes vieux jours. Et l'oeuvre de Lok Kreuzberg est si peu répandue que ça n'a pas d'importance. Nous étions un groupe de scène.

Herwig Mitteregger : Les gamins ont toujours copié la musique ouvertement. Mais entretemps, le vol est devenu un sport populaire, et les gens ne semblent pas comprendre qu'ils détruisent ainsi la culture.

Béatrice : Comment en êtes-vous venus à fonder le Nina Hagen Band ? Aviez-vous le sentiment d'être un véritable groupe ou étiez-vous plutôt les musiciens de Nina Hagen ?

Herwig : Nous voulions être un groupe. Nous voulions montrer nos multiples facettes, et pour cela, nous allions très bien ensemble. Le succès nous a séparés par la suite, aussi peut-être quelques divergences personnelles. Pour la presse, nous étions à la fin les Nina Hagen's Lost Lover. De l'extérieur, ça devait ressembler à ça. J'étais toutefois heureux que la terreur s'achève.

Béatrice : Pourquoi vous-êtes vous séparés de Nina après deux albums ?

Herwig : C'est Nina qui s'est séparée de nous, et non le contraire. Elle en avait simplement ras-le-bol de ces gars qui travaillaient fort, qui lui volaient du temps parce qu'ils voulaient toujours rejouer les chansons pour les améliorer afin d'être bien rodés pour les concerts.

Béatrice : Vous avez ensuite formé Spliff. La Neue Deutsche Welle était alors populaire (ndlr : la vague pop allemande qui a vu naître, entre autres, Nena au tournant de la décennie). Était-il aisé de passer du Politrock à la pop des années 80 ? Comment avez-vous vécu cette période de transition en tant que musiciens ?

Herwig : Entre la fin de Lok et 85555, le premier album de Spliff en allemand, il s'est écoulé 5 ans. Dans le monde de la pop, c'est une petite éternité. Entre-temps, nous avons sorti deux disques avec le Nina Hagen Band, qui sont devenus des classiques aujourd'hui, et l'album concept The Spliff Radio Show, qui tournait autour de la décadence du monde de la musique. À cette époque, nous avons fait trois tournées à travers l'Europe. Sur le chemin du retour après le dernier concert, nous avons entendu un groupe de Neue Deutsche Welle à la radio. Nous nous sommes alors dit : « Nous pouvons faire mieux ». Quand nous sommes repartis en tournée pour représenter l'album 85555 et qu'après quelques jours seulement, le disque s'est hissé en première place du palmarès des ventes, c'était pour nous l'ultime confirmation. Rien de plus et rien de moins.

Béatrice : Avez-vous des projets concernant Lok Kreuzberg ? Une possible reformation ?

Andi : Des vieux Politrocker qui partent en tournée avec des vieilles chansons de Politrock? C'est impossible. Mais donner un concert à Berlin devant des vieux fans, ce serait avec plaisir.